L’anthropologie médico-légale humanitaire : complément de vidéo.

Cet article en lien avec ma vidéo “Archéologie des charniers” permet de faire un point sur l’usage de l’anthropologie médico-légale dans plusieurs cas où des morts de masse sont comptabilisés. La vidéo étant axée sur les charniers en lien avec des conflits, cet article se penchera davantage sur ce que l’on appelle en anglais the Humanitarian forensics. 

Cette discipline a pour but d’identifier et de restituer des restes lors de morts de masse dans le cadre humanitaire. On retrouve bien-sûr les éléments en lien avec des conflits mais cela se retrouve également lors de violents désastres naturels ou humains ou encore en lien avec des migrations d’individus. Ici aussi, la recherche est intégrée à une enquête de terrain mais également documentaire pour pouvoir résoudre des disparitions d’individus avec à la clé une identification des morts. Cette identification aura pour but, tout comme expliqué dans la vidéo, d’apporter des réponses aux familles de disparus mais surtout de rendre des corps pour permettre le deuil et des funérailles en adéquation avec les croyances et volonté des personnes concernées dans leur zone de vie. 

Spanish Civil War – Mass grave Mario Modesto Mata
CC BY-SA 4.0

Intervention de spécialistes in situ 

Dans plusieurs pays concernés par la nécessité d’une action de la part d’anthropologues de terrain, des équipes dédiées sont créées ainsi que des associations qui vont œuvrer en vue de ces travaux si complexes. Pour autant, il a fallu repenser à l’échelle internationale des méthodologies communes applicables dans chaque pays et en particulier lorsque les fouilles s’inscrivent dans le cadre d’une enquête judiciaire internationale. En 2003, le Comité international de la Croix-Rouge s’est impliqué avec des autorités de divers pays mais également des équipes de recherches médico-légales pour créer une standardisation des procédures et des protocoles afin de déployer les actions nécessaires à l’étude de terrain. Ces études de terrains vont venir s’ajouter à des éléments en lien avec des communications en interne au rayonnement international. Le tout en réfléchissant à des stratégies de coopération afin d’englober tout ce qui est nécessaire au bon déroulement des étapes dans le cadre de cette recherche humanitaire. Ce travail nécessite une indépendance et une impartialité pour permettre la bonne avancée de ce type d’affaires au retentissement international. Les équipes sont ainsi multidisciplinaires intégrant plusieurs corps de métier allant des anthropologues aux pathologistes mais également des généticiens. Ces équipes ont pour vocation d’accompagner les gouvernements pour permettre une recherche optimisée et une procédure d’identification efficiente. Bien que l’on pense majoritairement aux morts de masse dans le cadre de guerres ou de conflits, d’autres morts de masse nécessitent l’intervention d’équipes de ce type : les catastrophes naturelles et humaines. Ces interventions répondent à un ensemble de règles qui permettent de définir le rôle de chaque corps de métier présent sur le site de catastrophe.

J’évoquais cet élément dans mon article en lien avec le volcan Nevado Del Ruiz en Colombie, mais on retrouve la nécessité de faire appel à ces équipes tant lors d’évènement climatiques (ouragans, inondations, incendies, tsunamis, éruptions volcaniques) mais également dans des cadres de catastrophes d’origine humaine comme des explosions à grande échelle et autres incidents graves dont le XXe et XXIe siècle ne manquent pas. Les recherches vont s’articuler autour d’une méthodologie complexe tant au niveau de la gestion du terrain et de ses risques mais également pour assurer une protection en parallèle pour les vivants qui peuvent se retrouver en danger également suite à une catastrophe : des émanations de produits dangereux, de l’eau potable non accessible mais également tous les éléments sanitaires en lien avec la décomposition des corps. C’est un élément que l’on a pu constater – entre autre – lors du Tsunami de 2004 avec une masse importante de corps abîmés lors de leur séjour dans l’eau de mer, leurs blessures ante-mortem et lésions post-mortem et leur dégradation rapide ayant un impact direct sur la salubrité des lieux et sur les vivants. On parlera de catastrophes dites fermées comme pour les accidents d’avion et cela demandera une logistique différente puisqu’en principe, la liste des passagers est un premier élément pouvant aider la recherche et en particulier pour tout ce qui touche à l’ADN. 

L’état des corps durant les enquêtes vont alors orienter vers un type ou autre de spécialiste. Si le médecin-légiste aura davantage de travail sur des corps encore en bon état avec des tissus mous, l’anthropologue lui aura plutôt tendance à intervenir lorsque les corps sont sous forme osseuse, ce qui induit un niveau différent de décomposition dans le temps et d’environnement. Ici, bien que des vies ne soient pas sauvées, la vocation est de rendre la dignité aux individus décédés. 

La logistique de traitement des corps 

La partie logistique est alors complexe puisqu’elle nécessite des infrastructures particulières et également sous bonne protection. On distingue trois types d’équipement qui vont intervenir pour ce type de travaux :

  • Les équipements de protection individuelle
  • Les équipements pour la récupération, le transport et le stockage des dépouilles
  • Les équipements pour l’enregistrement des données

Une recherche bien organisée en amont est un gain de temps mais aussi une façon de permettre une meilleure enquête avec un meilleur taux d’identification des victimes. Les corps résultant d’un événement violent récent vont, dans le cas où ils sont pris en charge peu de temps après, continuer leur décomposition durant tout le temps où les spécialistes en seront en charge. Ce qui nécessite une logistique accrue en termes sanitaires afin d’éviter toute propagation de virus mais aussi des désagréments olfactifs pour les équipes sur place. Cela sous entend d’avoir dans le meilleur des cas un espace permettant de conserver les corps en température froide pour ralentir la thanatomorphose de ces derniers. Un élément qui n’est pas toujours possible dans des zones non équipées ou bien que se trouvent coupées d’électricité pour une durée indéterminée. Ainsi, il sera réfléchit sur le choix d’un lieu de stockage temporaire ou à long terme. Ces lieux seront choisis selon des éléments en lien avec une éventuelle contamination de l’eau potable, la présence de charognards, la topographie, les aspects culturels et religieux et enfin les éléments juridiques. Les risques infectieux sont bien présents et encore plus prononcés qu’avec des morts “classiques”. Dans les pays chauds, la décomposition ira bien plus vite, ajoutant une difficulté supplémentaire au travail de collecte des corps. Ainsi, le travail d’identification visuelle et descriptive trouvera tout son intérêt pour lutter contre ce temps qui est un ennemi. 

Lorsque les restes sont osseux, ils sont extraits tout comme des corps plus récents afin d’être mis en housse mortuaire après prise de photos tant en contexte que sortis du contexte. Cependant, dans le cas où les corps ne sont pas en connexion anatomique – comme expliqué en vidéo – il n’est pas rare qu’une partie d’un individu soit collecté mais que d’autres soient présentes dans d’autres charniers. En effet, dans le cadre d’assassinats de masse, il n’est pas exclu qu’un charnier ait été déplacé afin de le cacher davantage par les personnes qui ont orchestré les meurtres quand le vent commence à tourner pour eux. Des déplacements de corps pouvant être fait à grande échelle avec des pelleteuses qui vont retirer les corps par blocs et ainsi séparer les dépouilles tant pour les parties labiles des corps que pour des zones plus solides de ces derniers. 

Dans le cas de corps encore conservés, l’analyse médico-légale pourra apporter d’autres éléments de réponse comme le fait de savoir il il y a eu des mutilations ante et peri-mortem mais également des traces d’abus et de barbarie sexuelle éventuellement systémique venant s’ajouter à la liste des divers crimes dans le cadre d’un enquête en lien avec un assassinat de masse.

Les identifications 

Il est conseillé tant par le CICR de bien attribuer à chaque corps ou partie de corps un code qui permettra d’assurer sa traçabilité dans le temps. La traçabilité des corps est un élément majeur une fois une personne décédée et ce, même dans nos problématiques en lien avec les pompes funèbres chez nous. Ici, les éléments relevés en lien avec un code permettent de garder la trace tant sur l’élément humain que sur les sachets de récupération pour les objets annexes par exemple. L’IVC, l’Identification des Victimes de Catastrophes est la méthode utilisée pour identifier les victimes d’incidents majeurs, qu’ils soient d’origine humaine ou naturelle consultable sur le site d’INTERPOL.

Le temps est un des grands opposants à des recherches efficaces. Tout d’abord, comme le précise Angel Medina qui est référent médico-légal au CICR en Colombie, le temps est toujours très long pour ces enquêtes. D’abord, il y a le temps de la collecte d’informations qui peuvent être faite grâce à des enquêtes de terrain avec des témoins et / ou survivants. Mais parfois personne ne souhaite encore s’exprimer car c’est tôt ou que c’est encore trop vif. Une fois que la zone est localisée (que ce soit par technique aérienne, drone, LIDAR) c’est le temps des délimitations de terrain et par la suite le temps des fouilles. Couplé aux analyses post-fouilles, c’est un ensemble d’étapes très longues. Les photographies sont indispensables sur les terrains avec des morts de masse. Prise de vue du corps entier, puis prise de vue du visage. Les signes particuliers comme les bijoux, les cicatrices ou encore les tatouages seront également pris en photo pour intégrer le dossier en lien avec l’individu immatriculé par les équipes sur place.

Dans le cadre d’une identification, le temps est compté tant pour les tentatives de prélèvements d’empreintes digitales, dite dactyloscopique, que pour permettre une identification visuelle. Le prélèvement dentaire quand il est possible tant pour une empreinte que pour la prise de dents saines pour procéder à la recherche ADN restent des méthodes souvent utilisées. Mais l’identification dentaire par le biais d’une prise d’empreinte ou de radio panoramique sous-entend qu’un dossier médical existe, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays (j’en parlais dans mon article sur l’odontologie médico-légale). De plus, tous les pays ne permettent pas pendant les recherches de fournir le matériel adéquat pour faire les prises radio. Difficile à la simple lecture des corps de déterminer tant en archéologie qu’en anthropologie médico-légale, si les mises à mort dans le cadre de charniers avec violence correspondent à des violences intragroupe ou intergroupe. Pour les recherches actuelles, les témoignages permettent d’avoir de plus amples informations in situ.

Quand il y a une concordance dans les analyses comparatives, c’est le “match” évoqué en vidéo : le “match” des informations à propos des individus pour les reconnaître mais aussi le “match” quand l’ADN correspond à un vivant qui recherche un proche. Pour autant, une difficulté (parmi bien d’autres) est à noter. En effet, dans le cadre d’une fouille de charnier avec un match résultant d’une recherche sur un corps incomplet, plusieurs questions se posent. La première est celle de prévenir la famille en attente du “match” sans pour autant permettre une restitution complète du corps. Ce qui va avoir des répercussions directes dans le cadre de funérailles. Soit la famille va être informée que leur disparu a été retrouvé mais qu’il n’est pas entier. Un élément qui peut être très traumatisant pour les proches et qui se retrouvent dans le dilemme suivant : procéder à des premières funérailles avec une seconde en cas de restes retrouvés ailleurs, ou bien attendre le retour très hypothétique des autres restes. C’est en cela qu’une commémoration in situ avec une sépulture collective peut permettre d’éviter ce type de prises de décisions très délicates du point de vue humain. Toutes les démarches s’articulent aussi dans des espaces géographiques et culturels qui possèdent leurs particularités, leurs rites et leurs interdit. Il est alors essentiel de pouvoir procéder à toutes ces étapes sans pour autant se mettre à dos les populations qui sont déjà dans la douleur.

La restitution des corps et les funérailles

1969 Grief Stricken Relative Viet Cong Mass Grave – Press Photo CC BY 2.0

Oran Finegan, spécialiste basé en Thaïlande pour le CICR a répondu en 2021 à une interview pour expliquer – alors en pleine pandémie mondiale – l’importance pour les morts de reposer en paix. Pour ceux qui ont lu Funèbre ! vous avez constaté que sans les vivants il n’y a pas de rite, il n’y a pas de mémoire. Il y a une volonté importante pour les équipes en charge de la recherche des corps de s’assurer de la bonne communication avec les familles tout en permettant une aide psycho-sociale adaptée. Bien souvent, des associations permettent de faire ce lien parfois délicat selon les cultures qui n’ont pas toutes les mêmes fonctionnements ni les mêmes croyances. Un des éléments que l’on retrouve de façon récurrente dans les documentations de conseils à destination des personnes qui devront gérer les corps dans le cadre de catastrophe est d’éviter à tout prix une inhumation des défunts sans travail d’identification préalable. On retrouve cet élément tant dans les documents de la Croix-Rouge que ceux de la PAHO qui déplorent ce type d’agissements dans le passé faute d’une méthodologie ciblée. Ainsi, grâce à la mise en commun des problématiques et à des réflexions communes tant autour des éléments pratiques de terrain que culturels et psychologiques, le but est de permettre la bonne conduite des rites funéraires en lien avec l’enquête de terrain. Les disparus changent alors de statut et deviennent des défunts qui vont s’inscrire dans le travail de deuil des familles qui ont attendu le retour de leur proche. La boucle personnelle autour de la perte et de la violence se boucle avec le retour des dépouilles. C’est ainsi le temps de la guérison, du deuil. Le pardon lui vient en général un jour, voire jamais.

Pour tout ce qui touche à la France, je vous redirige ici vers les services concernés :

Sources article et vidéo :

– https://www.interpol.int/fr/Notre-action/Police-scientifique/Identification-des-victimes-de-catastrophes-IVC
– Management of Dead Bodies after Disasters: A Field Manual for First Responders ICRC
– Management of Dead Bodies in Disaster Situations Disaster Manuals and Guidelines Series, Nº 5 PAHO
– Traité d’anthropologie médico-légale, Gérald Quatrehomme chez Deboeck
– Wright, Richard & Hanson, Ian & Sterenberg, Jon. (2005). The Archaeology of Mass Graves.
– Andelinovic, Sutlovic, Erceg Ivkosic, Paic, Reizic, Definis-Gojanovic, Primorac, Twelve-years experience in identification of skeletal remains from mass graves, 2005
– Hanson, I. (2016). Mass grave investigation and identifying missing persons: Challenges and innovations in archaeology and anthropology in the context of mass death environments. In: Morewitz, S (ed). Handbook of Missing Persons. Springer Press. New York.
– Etxeberria, F., Herrasti, L., Márquez-Grant, N., García, A. and Jiménez, J. (2016). Mass graves from the Spanish Civil War: exhumations, current status and protocols. Archaeological Review from Cambridge 31.1: 82-102.
– SCHULIAR (Y.), GEORGES (P.), DUCRETTET (F.), NOLOT (F.) et RICHEBE (J.), Forensic Archaeology in the French context : the role of the Forensic Sciences Institute of the French National Gendarmerie, dans M. Groen, N. Màrquez-Grant et R. Janaway, Forensic Archaeology: current trends and future perspectives, New York: Wiley, 2015, p. 59-66
– Skinner, Mark et al. (2003) Guidelines for international forensic Bio-archaeology monitors of mass grave exhumations. Forensic Science International. Vol 134. pp. 81-92.
– M.A, Amy & M.S, Elaine & Mundorff, Amy & Bartelink, Eric & Mar‐Cash, Elaine. (2009). DNA Preservation in Skeletal Elements from the World Trade Center Disaster: Recommendations for Mass Fatality Management*,†. Journal of Forensic Sciences. 54. 739 – 745. 10.1111/j.1556-4029.2009.01045.x.
– Archéologie des charniers de guerre : le cas cambodgien, Juliette Cazes 2018

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