Archéologie des charniers de guerre : Le cas des victimes des Khmers rouges au Cambodge.

Le 16 Novembre 2018, l’actualité a mis en lumière une nouvelle mondiale, celle de l’utilisation du terme de génocide à propos des exactions commises par les dirigeants Khmers rouges jugés dans un tribunal parrainé par l’ONU. A l’issue de cette première, le sujet me semble approprié pour aborder la question de l’archéologie et de l’anthropologie appliquées en cas de fouilles de charniers de guerre.

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Pol Pot et Khieu Samphân, en compagnie de Nicolae Ceaușescu et de son épouse Elena, en 1978.

En 1975, le parti communiste connu sous le nom de Khmers rouges dirigé par Pol Pot
(Kampuchéa démocratique) ayant dirigé dans la terreur le Cambodge de 1975 à 1979  a laissé les traces de sa violence dans les charniers de guerre, ces fosses où des centaines voire des milliers de corps ont été jetés puis recouverts. Le nombre de victimes est estimé à 2 millions de personnes (mais probablement plus selon certaines estimations et rapports) et les types de morts sont diverses : morts violentes par traumas, tirs ou les deux, étouffements, morts de faim, morts consécutives à des tortures et mauvais traitements. La découverte de charniers de guerre où sont entassés des corps, apportent des éléments cruciaux car ils font office de preuves de ces exactions mais sont aussi des pièces à convictions lors des procès internationaux des dirigeants d’épisodes génocidaires dans le monde. Les fouilles des charniers contemporains répondent aussi à plusieurs questions en dehors des aspects historiques et juridiques : La restitution de la vérité à l’échelle mondiale mais surtout à l’échelle des familles survivantes ayant perdu pour certaines de nombreux proches durant le régime. L’idée en amont des crimes de masse de ce type est de créer une perte d’identité pour les victimes, chose que l’on voit très bien dans d’autres modus operandi génocidaires du XXe siècle. La déshumanisation se fait lors du vivant de la victime mais c’est aussi au moment de la mort que ce processus se met en oeuvre. Néanmoins, bien que les dirigeants et les exécutants des génocides souhaitent souvent cacher ces preuves accablantes, les corps finissent toujours par parler.

Le cas cambodgien.

Les premières découvertes de corps et d’exhumations se sont déroulées très tôt dans les années 80 d’abord par les vietnamiens puisque la chute du régime de Pol Pot s’est déroulée grâce à l’entrée de l’armée populaire vietnamienne au Cambodge. Ces derniers n’ont pas produit de rapports publics sur ces fouilles. Pour le cas du mémorial de Choeung Ek dont les crânes ont été exhumés en 1980, ces derniers ont été nettoyés et entreposés sans toutefois avoir de traitement particulier en termes de recherches anthropologiques. Le mémorial en question abrite plus de 8000 crânes. Il faudra attendre 1988-1989 pour qu’une équipe ayant le savoir-faire adéquat dans le cadre de fouilles archéologiques pour l’étude et les relevés des corps soit envoyée sur place depuis l’Université de Ho Chi Minh. Cette équipe s’est occupée de répertorier, analyser et déterminer les causes de la mort sur les crânes de Choeung Ek. La découverte de nombreux charniers au fur et à mesure du temps au Cambodge mobilise donc des équipes de plus en plus spécialisées pour leur fouille et pour le traitement des restes humains, mais également un grand travail de cartographie est fait afin de déterminer le nombre de charniers existants et potentiels dans le pays.

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Carte des charniers avérés et supposés de la période Khmère rouge.
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Nettoyage des crânes et des os en 1988. On voit que la méthodologie exigée pour une fouille de charnier n’est pas encore mise en place.

Il a été constaté que de nombreuses zones de charniers potentiels ont été dérangées dans le temps, que ce soit par le fait humain, animal ou taphonomique. Le fait humain est le plus préjudiciable puisque dans les années 2000, lorsque des charniers étaient repérés comme intacts et donc parfaits pour y mener une fouille complète et approfondie sans être une zone perturbée, ces fouilles étaient alors menées dans le plus grand secret afin d’éviter tout vol de restes humains. Par ailleurs, le marché des restes humains en plein boom actuellement, les restes attribués à des génocides possèdent une valeur conséquente sur ce marché noir. Ces vols sont donc dramatiques tant pour les cambodgiens que pour les chercheurs qui ont une mission particulière liée aux enquêtes internationales dans ces cadres spécifiques.

Le vrai challenge de ces recherches est d’établir un lien entre les victimes et les personnes supposées ayant participé aux massacres. Même si cela semble évident comme l’attestent les témoignages et les survivants, l’apport de l’anthropologie s’avère fondamental pour appuyer les charges sur les accusés. Pas de corps, pas de preuve, le corps est donc un élément clé dans ce type d’enquêtes. Les restes humains permettent également de corroborer les témoignages et parfois de mener à l’identification de certaines victimes ou personnes portées disparues. Les corps des victimes des khmers rouges ont, en plus de traumatismes importants au niveau du crâne, d’autres éléments assez révélateurs sur les conditions de la mort : Les mains attachées dans le dos par des liens ayant subsisté dans le charnier ou encore des sacs sur la tête. L’apport d’autres éléments comme des vêtements, des douilles ou tout autre élément probant doit être répertorié minutieusement par les chercheurs sur le terrain. Cela peut permettre de savoir si la mort a eu lieu sur place ou plus loin puis les corps jetés ou bien si la mise a mort a eu lieu directement dans le charnier ou au bord de celui-ci. On retrace le parcours, les méthodes et l’histoire de ces individus.

Étapes des fouilles et savoir-faire des anthropologues. 

Les commissions et les rapports pour ce type de fouilles sont très complexes, les demandes d’autorisations et le suivi des fouilles par les autorités compétentes sont alors très sérieusement pris en considération et sont essentiels pour dégager des pièces à conviction pour des procès à venir.

La première étape consiste à repérer le lieu du charnier. Pour cela, il y a différentes méthodes ou bien le lieu peut être indiqué par une découverte fortuite ou bien un emplacement mentionné par des survivants ou des archives. Enfin il est possible d’utiliser des méthodes semblables à celles utilisées en archéologie classique avec des vues aériennes par exemple dans certains cas exceptionnels. Une fois les coordonnées GPS notées, il est question de cartographier l’endroit afin d’avoir un rendu exact de ce qu’il est au moment de la fouille. La sécurisation de la zone est alors préférable ainsi que la vérification de la sécurité : aucun élément de type explosif ou toxique autour ou à l’intérieur du charnier ne doit être présent. Une fois ces étapes suivies et contrôlées, il est possible de passer à la fouille.

Tout doit être minutieusement enregistré, relevé dans ce type de fouilles, et encore plus qu’en temps normal en archéologie. Tout ce qui concerne les corps est alors indiqué : La position, l’emplacement et à quelle profondeur il se trouve dans la fosse, l’orientation du corps et les objets ou autres éléments qui se trouvent à proximité. Des prélèvements de fluides ou encore osseux sont faits afin d’étayer la prise d’information lors du  post fouille. Avant la levée des corps, les anthropologues veilleront à bien noter, photographier chaque corps afin d’avoir des descriptions exactes. Chaque corps est alors prélevé avec les objets qui lui sont associés afin d’être emmené en laboratoire.

Il ne faut pas négliger que la fouille de charniers peut exposer les fouilleurs à différents risques et bien sûr, de l’inconfort. Dans les cas où les corps sont encore en décomposition (par exemple actuellement lors de l’étude des charniers de Daech), ils s’exposent aux allergies, aux bactéries, aux explosifs mais aussi au traumatisme psychologique de scènes d’horreur. Un ensemble d’éléments auxquels les spécialistes sur le terrain sont alors confrontés. De plus, politiquement parlant, ces chercheurs ont aussi un poids particulier puisqu’ils représentent une menace directe pour les dirigeants survivants ou groupes politiques ou militaires existants toujours selon certains génocides et pays. Au gré de l’actualité, des articles récents sont venus apporter quelques nouveautés en lien avec cette discipline comme par exemple la formation des militaires à la fouille de charniers ou bien une petite machine qui permettrait de repérer d’éventuels charniers.

Une fois les corps prélevés et déposés au laboratoire chargé de l’étude, l’analyse ostéologique permet d’avancer des hypothèses sur le sexe des victimes, l’âge et bien sur les causes de la mort si cela est visible sur le squelette ou sur le corps en décomposition dans le cas d’un génocide récent. En revanche les cas de tortures sont plus difficiles à prouver sur les corps squelettiques sauf si des traces sont visible sur les os en cas de coups, fractures, d’amputations, étranglement (os hyoïde cassé par exemple) et bien d’autres. La difficulté pour l’identification résulte dans le fait que pour de nombreux pays, il n’y a pas de relevés d’empreintes dentaires systématique ou de suivi odontologique, ce qui explique la difficulté d’identification des victimes dans de nombreux génocides. L’aspect pluridisciplinaire des fouilles de charniers de guerre est très intéressant puisqu’il offre différents points de vue permettant de tirer des conclusions sur les faits et la chronologie de ces derniers afin d’alimenter les charges contre les accusés. Les cas de génocides sont nombreux et tous très différents les uns des autres, c’est pour cela que les types de mises à mort et les fouilles diffèrent et aucune ne se ressemblent.

La problématique du cas cambodgien.

La problématique avec le cas du Cambodge est que culturellement et surtout religieusement, l’exhumation d’un corps n’est pas envisageable du point de vue des croyances. En effet, chez les Khmers, le groupe ethnique majoritaire au Cambodge, il est d’usage d’incinérer les défunts avec des prières faites par des moins bouddhistes puis les morceaux d’os restants sont alors placés dans une urne dans un autel domestique ou en temple. Pourtant, la considération de la mort est particulière avec l’idée d’une bonne mort ou d’une mauvaise mort (violente par exemple) très présente. L’âme des personnes n’ayant pas eu les rites adéquats une fois mort voient leur âme perdue et condamnée à errer. Ce qui induit que désormais, de vrais débats ont lieu au sein de la communauté scientifique et religieuse au Cambodge sur le fait d’exhumer les corps car selon la tradition bouddhiste l’exhumation n’est pas compatible avec le repos des âmes et ce malgré les morts violentes et sans cérémonies des victimes des khmers rouges. Autre problématique que j’ai pu constater au gré de mes lectures est la crainte de certains cambodgiens ou même de personnes du Memory of the World, programme de l’UNESCO, est que les lieux de mémoire du génocide deviennent des lieux de tourisme macabre. En effet, comme je l’ai mentionné dans mon article sur le sujet,  les amateurs de Death Tourism ont bien évidemment sur leur liste les sites en lien avec le génocide de par l’amoncellement de crânes et la portée historique du lieu. Cette crainte subsiste pour Helen Jarvis de l’UNESCO que le site soit perçu comme récréatif par certaines personnes. Cette mémoire à conserver pour un évènement si proche de nous est évidemment quelque chose de très important à l’échelle mondiale. Comme pour tous les génocides, il est important de préserver la connaissance et la mémoire de ces crimes et l’analyse des corps et des charniers permet d’apporter de nouveaux éclairages sur ces moments tragiques de l’histoire. 2019 signe l’année du quarantième anniversaire de la chute du régime et s’annonce riche en documentaires, conférences et actualités sur ce sujet.

Conclusion

Pour terminer cet article, j’ai pensé que peut être certains parmi vous ne connaissaient pas bien l’histoire du Cambodge à cette époque et la barbarie que cela a été. Durant mon adolescence, j’ai été initiée à ce sujet grâce au cinéma sur les conseils de mon père qui pensait qu’il s’agissait d’une période importante à connaître. Si le cinéma est une approche peut être plus simple que de s’initier au sujet par des lectures pointues, je vous conseille de visionner les films suivants malgré la difficulté du sujet :

La Déchirure (The Killing Fields) de 1984 par Roland Joffé, film oscarisé et très récompensé, pour moi c’est le meilleur film sur le sujet. Le film est inspiré de la véritable histoire de Sydney Schanberg, qui obtint le Prix Pulitzer en 1976. Il retrace une partie du périple de Dith Pran, et dépeint la dictature de Pol Pot : l’embrigadement des enfants dès le plus jeune âge, la destruction de toute notion de famille, et l’extermination d’un peuple forcé à vivre dans les campagnes.

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D’abord, ils ont tué mon père (First They Killed My Father) 2017 adaptation cinématographique de l’autobiographie de Loung Ung par Angelina Jolie. Loung Ung avait cinq ans lorsque le régime de Pol Pot a pris le pouvoir au Cambodge. Son père était un riche employé du gouvernement, c’est-à-dire une cible privilégiée pour les Khmer rouges. Loung, ses parents et plusieurs frères et sœurs ont dû quitter leur maison de Phnom Penh, vidée de ses habitants en avril 1975, se mettant en route du jour au lendemain sans destination. Personnellement j’ai beaucoup apprécié ce film, c’est difficile sans être voyeur.

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J’ai vu d’autres titres de films ou documentaires récents que je n’ai pas encore visionné mais peut être que vous aurez un avis sur ces derniers ! Pour ma part les deux cités précédemment me semblent être intéressants pour être sensibilisé à ce génocide. En termes de lectures, je vous mets ici le lien Babelio avec quelques ouvrages (dont ceux qui ont inspiré les deux films ci-dessus) et qui vous permettront peut être de faire un choix pour une première lecture sur le sujet. Je trouve que débuter l’étude du sujet par les témoignages en ajoutant des lectures plus techniques en termes historiques permet de bien débuter les recherches sur le sujet.

Malgré la difficulté du sujet, il était important pour moi de l’aborder un jour puisque cet épisode de l’histoire me passionne et je trouve qu’il n’est pas énormément abordé en France auprès du grand public. J’espère que vous avez pu en apprendre plus sur la discipline que j’ai souhaité vous présenter dans cet article et la différence avec l’archéologie de terrain “classique”.

A très bientôt,

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Sources :

The International Journal of Transitional Justice,Vol.2,2008,227–243,  Advance Accesspublication: 19June2008 Forensic Science for Cambodian Justice
MelanieKlinkner

Powerful remains : the continuing presence of victims of the Khmers rouge regime in today’s Cambodia Helen Jarvis UNESCO

Forensic Legacy of the Khmer Rouge: The Cambodian Genocide

Violences de guerre, violences de masse publié par Jean GUILAINE, Jacques SÉMELIN 2016

http://www.corpsesofmassviolence.eu/

https://www.arte.tv/fr/videos/076048-000-A/irak-les-charniers-de-daech/

http://endgenocide.org/learn/past-genocides/the-cambodian-genocide/

https://gsp.yale.edu/case-studies/cambodian-genocide-program

http://www.cambodiatribunal.org/history/cambodian-history/khmer-rouge-history/

https://cambodiangenocide.org/

Pour finir sur une note Youtube, voici la vidéo de Horror Humanum Est sur le sujet :

 

3 commentaires

  1. Je poursuis ma lecture de ton blog et je trouve cet article hyper intéressant. Et du coup me voilà curieuse des personnes en charge des fouilles sur les charniers de Daesh…
    En ce qui concerne le Cambodge, des représentants religieux du côté de Kampot sont actuellement en train de faire changer les mentalités sur les âmes des morts pour améliorer l’accès à l’eau dans la région. Bon ma source est un guide local, donc pas ce qu’il y a de plus fiables. Mais sur place, un dirigeant Khmer Rouge a fait construire “the secret lake”, avec tous les morts qui découlent du travail forcé. Et puisque ces morts n’ont pas eu d’enterrement correct, les âmes sont toujours là, autour du lac. Du coup, la région subit des sécheresses, faire venir de l’eau est compliqué, alors qu’il existe un lac très intéressant dans le contexte écologique et économique. Parfois le pragmatisme de la survie aide à faire avancer d’autres dossiers…

    Par contre je suis horrifiée de découvrir qu’il y a des vols d’os. Pourquoi faire ?

    1. Merci pour ce retour d’expérience ! C’est important de pouvoir échanger sur ces sujets qui sont importants 🙂 Les os peuvent être volés pour la revente ou pour l’ethnomédecine ! J’en parlerai un jour

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