Le 8 Septembre 2022, l’annonce du décès de la Reine Elizabeth II a secoué les rédactions internationales face à un évènement de grande ampleur. Il n’en fallait pas plus pour que les réseaux s’agitent également. Et c’est face à un tweet massivement repartagé que j’ai pensé qu’il serait pertinent de faire un article sur l’annonce aux abeilles comme coutume funéraire. En effet, si une coutume peut faire rire, il est toujours intéressant de comprendre d’où elle vient. Tout d’abord, si une telle annonce a été faite aux abeilles de la Reine c’est tout simplement car on compte cinq ruches dans les jardins du palais de Buckingham. Ces ruches sont entretenues par un apiculteur royal du nom de John Chapple. Si la Reine Elizabeth II n’était pas forcément directement au contact de ses ruches, elles restent qualifiées de ruches royales. Cette pratique se nomme “l’annonce aux abeilles” ou en anglais “telling bees”.
Le lien aux abeilles
Dresser une chronologie des attitudes face à la mort peut se révéler complexe et c’est un exercice plein d’embuches en termes d’interprétations. Certains appelleront ces attitude du folklore, d’autres de la superstition. Mais peu importe l’appellation que le grand public donne à cette pratique, on ne peut nier son existence et sa persistance, en particulier dans les milieux ruraux.
Tout d’abord, ce que les vies citadines n’offrent pas toujours à l’heure actuelle, c’est la proximité avec les abeilles. Cette proximité est très ancienne puisque l’archéologie de l’apiculture est une branche méconnue mais passionnante de cette science. Au fil des découvertes, on constate que le lien entre les humains et cette famille d’insecte est très fort au point de la retrouver dans de nombreux mythes. Si la récolte du miel en pleine nature s’est pratiquée, et se pratique toujours dans certaines zones du monde, la question de la gestion humaine des ruches est également très ancienne. Chaque découverte change les données que nous pensions connaître sur la question en termes chronologiques. Il est donc difficile de dire quand les Humains ont commencé à pratiquer l’apiculture en exploitant leur propres ruches et non des ruches en pleine nature. Mais ce qui est certain, c’est que c’est très ancien, on parle d’une échelle de temps de 4000 ans d’après le journal du CNRS en 2019.
Rien d’étonnant à ce que les hommes et les femmes du passé aient compris l’importance de la proximité avec ces insectes travailleurs. Une même proximité observée avec les animaux d’élevage permettant à la famille de se nourrir ou de vendre/échanger une part de leur production.
Le miel jouxte des produits nobles du point de vue historique. Il peut sucrer le vin en Mésopotamie par exemple. Les deux ingrédients importés et mélangés permettaient d’augmenter le taux d’alcool et d’ivresse. Le miel était également utilisé en médecine dans cette civilisation comme en attestent certaines tablettes retrouvées en archéologie.
En Égypte ancienne, c’est un aliment de choix qui est lié aux usages religieux également tant il est précieux. Pour bon nombre de peuples du monde, c’est un met raffiné aux multiples vertus.
Mais ce n’est pas tout, grâce aux abeilles il est possible de fabriquer des plaques de cire pour écrire lors de la naissance de l’écriture, fabriquer des bougies, et certains usages restent encore à l’étude comme la présence de cette matière dans des céramiques antiques. On n’oubliera pas non plus les techniques de cire perdue pour sculpter durant l’Antiquité et à quel point cette matière fragile et incroyable à travailler a pu servir au fil du temps. Étudier le miel et la cire n’est pas une tâche aisée en archéologie car ce sont des restes fragiles face au temps. D’après Dominique Frère et Rémi Corbineau : “L’archéologie des produits de la ruche n’en est qu’à ses balbutiements.”
Ainsi, c’est une véritable relation qui se crée entre les humains et les abeilles qui sont fascinantes dans leur organisation sociale. En effet, les abeilles possèdent un fantastique sens de la communication qui leur permet de mener à bien leur mission au sein de leur ruche.
Les écrits et illustrations au fil du temps présentant la relation entre les humains et les abeilles ne manquent pas, permettant ainsi de mieux comprendre les dispositifs mis en place comme les traditionnelles ruches en osier ou en paille. L’existence de ruches aux rayons amovibles n’est apparue que tardivement sur l’échelle chronologique de l’apiculture.
Si l’humain veut du miel ou de la cire, il doit alors prendre soin de ses abeilles matériellement…et pas seulement. C’est là qu’entrent en jeux les différentes attitudes face aux abeilles. C’est une implication à long terme de s’occuper des abeilles. L’iconographie médiévale permet de découvrir représentations de l’apiculture et pour cause : le miel est un ingrédient qui est toujours majeur pour se soigner ou sucrer ses aliments à cette époque. De plus, on utilise aussi les abeilles pour leur cire afin de fabriquer des cachets de cire et autres bougies. Avoir des ruches peut devenir très lucratif pour un foyer. Dans l’iconographie, on peut découvrir différents types de ruches, comme des troncs percés par exemple, mais c’est surtout l’image de la ruche tressée qui se retrouve la plus souvent. Dites-vous que les ruches sont si convoitées qu’il y a même des voleurs de ruches au Moyen Age ! Peu importe les périodes, on imagine aisément le problème d’une ruche volée ou encore d’abeilles qui meurent ou désertent la zone.
Une famille devait être vigilante à protéger et entretenir ses ruches si précieuses. Pour trouver des traces écrites de ces échanges verbaux avec les insectes poilus, il faut remonter au cours du XIXe siècle. C’est au cours de cette période que “l’annonce aux abeilles” est relatée dans la littérature anglophone mais pas seulement.
Charles Fitzgerald Gambier Jenyns aborde la coutume dans son livre A Book about Bees en 1886 évoquant une transmission de message à minuit. D’autres relatent la transmission du message sous forme chantée comme aux Etats-Unis :
Bees, bees, awake! Your master is dead, And another you must take. / Abeilles, abeilles reveillez-vous ! Votre maître est mort et vous devez en prendre un autre.
Et c’est en cette fin de XIXe siècle, siècle, incontournable en histoire funéraire, qu’ont émergé des récits terribles de morts d’abeilles qui n’auraient pas été prévenues du décès de leur propriétaire de la bonne façon. La méthode nous l’avons vu peut être parlée ou chantée. Dans certains cas, il convient de frapper à la ruche avant de dire les phrases attendues.
La pratique de l’annonce aux abeilles en France
Pour trouver des récits écrit en français, on va davantage s’intéresser au début du XXe siècle par le biais des récits folkloristes ou des écrits des anthropologues du monde rural et pastoral.
Prenons l’exemple de l’article “Sur quelques coutumes locales, superstitions, survivances antiques, légendes, du Département de l’Eure” de Georges Poulain publié en 1915 dans le Bulletin de la Société Préhistorique Française. La question des abeilles est abordée en lien avec les survivances funéraires locales. On parle de “faire porter le deuil” aux abeilles. Si le port du deuil n’est pas quelque chose de nouveau au XIXe siècle, il est néanmoins alourdi par des étiquettes pesantes pour les vivants. Les abeilles ne sont pas épargnées car on orne alors les ruches d’un ruban de crêpe noir, le tissu le plus utilisé dans le deuil au XIXe et durant la première moitié du XXe. Parfois, on utilisait le tissu le plus sale ayant appartenu au défunt pour l’accrocher aux ruches. Cet apparat est une constante dans le monde anglophone et dans les campagnes françaises et occidentales de façon plus générale.
Selon les régions, des différences vont être observées. Certaines régions se contenteront d’orner la ruche du morceau de tissu tandis que d’autres vont orner la ruche et parler aux habitantes. En 1915, on essaye de trouver l’origine d’une telle attitude face à la mort. L’idée de la résurgence d’une abeille liée au monde des morts ou encore d’un insecte psychopompe est évoquée sans sources supplémentaires. Cette hypothèse liée au monde celte n’est en effet pas attestée. Si les abeilles et leur miel avait une place importante pour les peuples en question, l’idée d’une abeille psychopompe à l’origine de l’annonce aux abeilles n’est avérée. De plus, en 1915, les récits fantasmés de la vie celtique ont le vent en poupe.
En 1949, Le chasseur français publiait un article sur les langages tenus aux abeilles. Les différences régionales y sont mentionnées tant en formules énoncées qu’en comportements. Pour s’assurer que les abeilles avaient bien entendu le message, on pouvait taper du plat de la main sur la ruche dans les Hautes-Vosges ou bien donner un coup de baguette dessus. Si les abeilles bourdonnaient, c’est qu’elles avaient bien eu le message.
Pourquoi parler aux abeilles était si important ?
Au regard des différentes sources du XIXe et du XXe siècle, l’attachement aux ruches est sans équivoque. Les abeilles peuvent aussi être touchées par une forme d’anthropomorphisme de la part de leurs familles humaines. En ne prévenant pas les abeilles du décès de leur “maître”, plusieurs peines pouvaient être encourues d’après les croyances : la maladie de l’essaim, la désertion des abeilles et pire, leur mort. Pour ne pas perdre la précieuse marchandise à venir – le miel ou la cire – il fallait faire attention.
Cette attitude qui peut faire rire traduit un tout autre élément majeur dans la compréhension des rites funéraires : le temps des tabous. C’est un moment extrêmement sensible d’interdits, de précautions qui peuvent avoir différentes formes selon les sociétés ou les religions pratiquées. Par exemple, chez certains groupes ça peut être de ne pas avoir de relations sexuelles le temps du deuil ou encore de ne pas prononcer le nom du défunt pendant un certain nombre de jours. Ici, cette précaution de prévenir les abeilles s’inscrit dans ces attitudes face à la mort car c’est un moment de suspension du temps. L’homme ou la femme vient de mourir, ses funérailles ne se sont pas encore tenues et il faut régler tout ce qui touche aux affaires du quotidien.
Transposons cela aux époques où le traitement des morts n’était pas normalisé par l’industrie funéraire. Au moment de la mort il fallait prévenir les autres, préparer l’endroit de la veillée en faisant le ménage, préparer le mort, aller dire au menuisier de fabriquer le cercueil…et prévenir les abeilles qu’elles ne sont pas abandonnées. En préparant cette logistique du quotidien, le groupe fait face à l’évènement et tente de sécuriser ce qu’il reste du mort et qui doit se transmettre. Les animaux en font partie et pour ne pas croire qu’ils ont été abandonnés, on les prévient de la transition en cours. Tout comme on pouvait prévenir le bétail voir lui changer ses cloches le temps du deuil comme je l’explique en podcast. En général, les ruches d’un mort ne sont jamais vendues. Un dicton dit que “vendre ses abeilles, c’est vendre sa chance’. On peut donc se procurer des abeilles par héritage ou bien par don pour ne léser personne.
Si cela relève pour beaucoup de personnes extérieures à ces coutumes à de la superstition, c’est en réalité une forme de “sécurisation” au moment sensible de l’annonce d’une mort et des funérailles. Ces dernières font trembler la famille et le groupe social. Or, par le passé, la mort n’était pas une question individuelle, elle pouvait toucher un village entier. En prévenant les abeilles, on s’acquitte aussi du rôle social de prendre soin de l’autre qui est mort ou de ses proches en deuil.
Suite aux funérailles, les abeilles pouvaient se voir offrir des victuailles comme des biscuits ou des gâteaux provenant des célébrations ou encore un verre d’alcool local voire de vin. Elles aussi actaient la mort de leur apiculteur car les funérailles servent à ça, acter dans le temps la mort d’un individu pour permettre de réaliser cette transition vivant à mort pour ceux qui restent.
Les abeilles ne sont-elles prévenues que lors des évènements tristes ?
La réponse est non. Les abeilles participaient par le passé (et encore maintenant dans certains cas) à tous les évènements importants qui touchaient une famille ou un groupe ou encore certaines fêtes calendaires. Lors de naissance, d’autres étoffes de tissu pouvaient être accrochées aux ruches en particulier des tissus rouges. Idem pour les mariages et il était même possible de leur faire goûter là aussi le gâteau. On le voit, les abeilles et les ruches sont intégrées aux familles et servent aussi de repère quotidien avéré ou non : centrale météo, annonce d’un futur décès, blasphémateur dans les environs : le comportement des abeilles était alors pris en compte.
Si une pratique peut sembler archaïque ou désuète, se pencher sur les raisons de son existence nous en apprend beaucoup. Ici, l’annonce aux abeilles nous permet de comprendre la relation entre les humains et ces insectes au fil du temps ainsi que les croyances de diverses époques. De plus, l’annonce aux abeilles traduit les craintes d’une époque en lien avec la mort et les façons de pallier à ce choc de la perte tout en faisant face à des peurs liées aux morts. On comprend l’importance des autres vivants auprès du mort et par conséquent auprès des ruches, une de ses dernières survivances de vie suite à son trépas.
La ruche et les abeilles rejoignent comme nous l’avons vu des évènements importants de la vie mais également des dates calendaires à portée religieuse catholique par exemple en Occident. Ce lien entre les abeilles et la religion n’est pas anodin puisque par le passé, la figure du prêtre apiculteur était courante dans les campagne. La ruche et son fonctionnement étaient perçus comme un modèle prodigieux d’organisation et de travail ainsi que d’une union.
L’iconographie du XIXe siècle nous montre également que le recueillement des veuves auprès des ruches est aussi un moment privilégié pour honorer le défunt et se souvenir de sa mémoire. La vie continue dans les ruches.
Pour me citer : CAZES Juliette, L’annonce aux abeilles, 2022 et le lien de l’article.
Sources :
- Cécile Michel à propos de À table avec les anciens Mésopotamiens, in : Actualités des études anciennes, ISSN format électronique : 2492.864X, 04/12/2021, https://reainfo.hypotheses.org/23543.
- Cécile Michel. Les boissons en Mésopotamie du nord et Anatolie dans la première moitié du IIè
millénaire av. J.-C.. Cahier des thèmes transversaux ArScAn, CNRS – UMR 7041 (Archéologie et
Sciences de l’Antiquité – ArScAn), 2009, IX, pp.351-358. ffhal-02264165 - Boulangé. Le miel en application cutanée : usages médical et cosmétique. Sciences pharmaceutiques. 2022. ffdumas-03727446
- Julie Lafont, « Consommation et proscription du miel en Égypte ancienne. Quand bj.t devient bw.t », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale (BIFAO), 116 | 2017, 97-121.
- FRÈRE, Dominique ; CORBINEAU, Rémi. Archéologie des produits de la ruche : le cas des contenants archéologiques In : Manger, boire, se parfumer pour l’éternité : Rituels alimentaires et odorants en Italie et en Gaule du IXe siècle avant au Ier siècle après J.-C [en ligne]. Naples : Publications du Centre Jean Bérard, 2021
- MANE P. 1991. — Abeilles et apiculture dans l’iconographie médiévale. Anthropozoologica 1991: 25-48.
- Actuel Moyen Age, Actuelle Moyen Age II l’aventure continue, Arkhé
Janine Kievits, « L’abeille, de mythe en mythe », Labyrinthe, 40 | 2013, 75-79.
- Hagge, C. W. “Telling the Bees.” Western Folklore, vol. 16, no. 1, 1957, pp. 58–59. JSTOR, https://doi.org/10.2307/1497068.
- https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-abeilles-et-des-hommes
- Poulain Georges. Sur quelques coutumes locales, superstitions, survivances antiques, légendes, du Département de l’Eure. In: Bulletin de la Société préhistorique de France, tome 12, n°4, 1915. pp. 221-223.
- Dimitri Nikolai Boekhoorn. Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradition celtique :
de la littérature orale à la littérature écrite : étude comparée de l’évolution du rôle et de la fonction
des animaux dans les traditions écrites et orales ayant trait à la mythologie en Irlande, Ecosse, Pays
de Galles, Cornouailles et Bretagne à partir du Haut Moyen Âge, appuyée sur les sources écrites,
iconographiques et toreutiques chez les Celtes anciens continentaux. Littératures. Université Rennes
2; University Collège Cork, 2008. Français