On parle de la Mort en haute montagne et de philosophie avec l’alpiniste Luc Jourjon.

Après plusieurs années de travail pour vous concocter un contenu spécial “Everest”, je suis ravie qu’il puisse voir enfin le jour. Une fois n’est pas coutume, cette interview se présentera sous une forme différente de ce que vous pouvez lire sur mon site. 

Alors que je prenais contact avec Luc dans le cadre de ce projet dédié à l’Everest, j’ai eu l’immense plaisir de passer presque deux heures au téléphone avec ce dernier. Puis nous avons continué les échanges pour retranscrire nos discussions du mieux possible. Luc Jourjon a une expérience de la haute montagne riche qui s’étend sur de nombreuses années, et j’ai souhaité prendre contact avec lui pour parler de son expérience et de son rapport à mon sujet d’étude : la Mort. En réalité, ce dialogue a été à l’occasion de plusieurs échanges allant du pragmatisme à la Philosophie. Un rapport à la haute montagne qui m’intéresse puisque ma vie professionnelle s’est ancrée pendant des années autour d’autres montagnes : celles de feu – les volcans – avec leurs dangers également et les poussées d’adrénaline qui vont avec. Alors, cet échange s’est avéré plus qu’enrichissant à de nombreux niveaux.

Luc a gravi le toit du monde en 1995, et cette date est notable dans l’alpinisme français puisqu’il s’agissait de la première ascension du versant tibétain -arête Nord- par un français. Une ascension qui, nous le verrons, ne s’est pas faite seule, c’est aussi un travail d’équipe et avec plusieurs nationalités.

Photo de Luc Jourjon - Everest

Luc est guide de haute montagne et a été directeur technique national de la Fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM) de 1995 à 2019. Le fait qu’il ait gravi l’Everest en passant par le Tibet a été une de mes motivations pour entrer en contact. Ayant travaillé des mois durant autour de l’expédition de 1924 comme je l’indique dans ma vidéo associée, son témoignage était encore plus important à mes yeux dans le cadre de mon travail et à titre personnel. Bien sûr, son expérience de la haute montagne ne se limite pas à la seule ascension de l’Everest.  Il a en effet escaladé de très nombreux sommets du monde : En 1979 il grimpe au Pakistan avec une équipe lyonnaise. En 1980, direction le Pérou et en 1983, ouverture d’une voie sur le Mont Jannu (7710 m) au Népal. Une expérience très prenante pour mettre sur pied une telle expédition. Tant d’aventures à coupler avec le retour à la vie en France et à la vie de famille également ! Ses enfants sont également initiés petit à petit à l’escalade avec des performances importantes pour les deux (ascensions de la face Ouest des Drus dans la journée avec l’ainé qui a 12 ans en 1990 et le cadet champion de France minime d’escalade en 1998). Durant les années 1990, plusieurs expéditions également : Yosemite en 1992, en 1993 au Tadjikistan, en 1995 l’Everest par le côté tibétain, en 1996 le Fitz Roy jusqu’au sommet par la voie franco-argentine. En 2000, le Shivling dans l’Himalaya et bien d’autres voyages comme en Iran ou en Sibérie avec l’envie de créer une école de guide de haute montagne en Russie. En 2008, retour en Utah pour de nouvelles aventures et en 2018 c’est le Chili et ses volcans en haute altitude pour permettre la création d’un film en lien avec ces ascensions exceptionnelles et très difficiles pour l’organisme.

Le Jannu (ou Kumbhakarna), à 7 710 m d’altitude au Népal – Luc Jourjon 1983

“La première difficulté c’est la logistique et l’organisation”. Luc a beaucoup hésité pour cette expérience et a profité de faire quelques expéditions en amont avec des copains. A l’époque, Atalante proposait des places pour gravir le toit du monde mais bien-sûr ces expéditions ne sont pas sans coût : il fallait compter entre 20 000 et 25 000 € à l’époque (équivalent du montant en francs). Afin de financer son ascension, il cherche des partenaires et finit par en trouver pour lui permettre de relever ce défi. Pour partir, Luc s’entraîne pour être au top de sa forme physique…cela ne l’empêche pas de subir le choc de l’altitude au camp de base situé à 5200 mètres auquel on arrive en camion, donc sans période d’acclimatation. En effet, les conditions sont déjà rudes et il fait déjà très froid. Luc n’est pas seul, il y a 19 personnes dont 5 français pour cette ascension. Trois semaines d’acclimatation sont prévues avec des marches qui permettent de s’adapter petit à petit au futur effort à venir.

Luc me raconte que les mauvais souvenirs, les moments difficiles finissent par être balayés petit à petit. L’ascension est comme prévu : difficile. Mais la difficulté est aussi humaine, il y a beaucoup de monde, la peur est aussi présente en amont d’un tel projet et puis l’idée de devoir faire en 3 ou 4 jours le chemin jusqu’au sommet : c’est vertigineux, surtout avec une météo incertaine. En effet, lors du départ du camp de base à J- 3 ou 4, on ne sait pas la météo qu’il y aura les jours suivants. A cette époque, la prévision météorologique est bien moins précise que de nos jours. Accompagné de sherpas comme pour toutes les expéditions ou presque sur le toit du monde, Luc fait sa montée avec Ang Babou qui a déjà gravi le sommet 4 fois. Au premier col au-dessus du col Nord (vers 7600 mètres), il y a beaucoup de vent. Ils ont peur et se demandent s’ils ne vont pas finir par s’envoler dans cette arête où seuls quelques petits cailloux retiennent la tente… La nuit est difficile, Luc prend une dose d’oxygène pour repartir vers 1 heure du matin. On ne voit rien, il fait nuit et chaque geste répété demande une attention de chaque instant. Une telle ascension lui demande aussi en amont une grosse préparation mentale. Répéter les gestes s’approchait presque de l’entraînement d’un astronaute qui va enchaîner des mouvements techniques sur terre avant d’aller dans le ciel.  Lui s’est entraîné pour effectuer ces gestes à plus de 8000 mètres d’altitude. Il pensait à sa technique et à faire sa petite photo au sommet puis à entamer le moment de tous les dangers : la descente. Le sommet n’est qu’une partie du défi. “On perd un peu la tête”…mais son sherpa lui dit au sommet qu’il faut redescendre. Ce dernier n’avait en rien la tête qui tourne et ses gestes étaient aussi précis qu’au niveau le plus bas. Presque arrivé au camp de base, il n’a plus du tout d’oxygène depuis longtemps et la fatigue est telle qu’il finit par s’asseoir tous les trois mètres. Si vous souhaitez savoir ce que peut faire l’Everest, mettez votre main doigts fermés sur le devant de votre bouche et respirez 4 minutes : vous aurez un petit aperçu sans les aléas climatiques. Il faut ainsi rester vigilant jusqu’au retour. Beaucoup d’alpinistes se tuent dans les descentes. L’euphorie de l’altitude ou encore du sommet est redoutable puisqu’elle empêche parfois de garder à l’esprit les aspects techniques à ne jamais oublier. Une seconde d’oubli et la mort peut arriver. A un moment, Luc s’est assis. Voyant son sherpa continuer à descendre en prenant de l’avance sur lui, une voix lui dit en lui : “Il faut te lever et repartir”.  Il commençait à se sentir partir et se disait qu’une telle mort, une sensation si douce avec l’euphorie ne serait pas si désagréable. Ce doit -être comme une overdose. Le cerveau et le corps lâchent. Mais il a repris ses esprits et est bien redescendu. Il ne nous parlerait pas aujourd’hui sinon.

L’ascension de l’Everest par Luc Jourjon et son équipe en 1995

Luc m’explique que la descente de l’Everest est dure au sens physique et au sens psychologique. Sûrement comme quand on revient de l’espace. Aller aussi haut, aussi loin c’est comme un peu aller sur la Lune. Revenir à la vie de tous les jours était une difficulté. L’aventurier doit avoir de la dérision sinon, “il se fait chier”. Le cerveau reste à l’Everest. Il lui a fallu beaucoup de temps en pensant régulièrement à cette ascension pour revenir parmi le “commun des mortels”. Au-delà de l’exploit, le comportement des gens était différent, plein d’admiration voire avec un besoin physique de le toucher après ce sommet. Comme pour toucher du doigt le sommet également. Il y a un impact dans le cerveau, la notion de haut part alors dans le mysticisme et bien plus loin encore. Cela rend les choses difficiles à comprendre. Il y a alors un paradoxe énorme entre cette montagne, cet espace-temps et la vraie vie. Et à un moment, il a souhaité revenir à une vie plus conventionnelle même s’il y a toujours un fort décalage pour nombre d’alpinistes de ce niveau entre la normalité et l’extrême. Sa leçon est que quand il y a une gloire, une réussite, il faut se préparer à l’après et à la descente avec tout ce que ça implique comme organisation. Il fait alors le choix d’une vie normale tout en utilisant son expérience pour mener à bien ce projet. Il fallait alors retrouver l’humilité, retrouver les choses simples et les apprécier tout en gardant une exigence intellectuelle et philosophique. Le manque d’humilité en montagne peut être à l’origine de nombreux accidents. En même temps, il faut de l’orgueil pour prendre cette voie de la montagne aussi. La mise en danger n’est pas que le fait de l’alpiniste, dans les voies difficiles comme celles des Grandes Jorasses, il faut aussi savoir se jauger. Se regarder dans une glace et se voir avec objectivité. Il faut alors se dire que l’on est vide pour apprendre et évoluer. Faire le vide de façon récurrente pour continuer à regarder en avant, pour avoir une vision nouvelle, une vision avec sa part instinctive. Il faut se pousser à se dire “je peux faire mieux”. Il a eu de la chance de ne pas mourir, il y a beaucoup de moments où ça aurait pu arriver. On manque de mourir dans ces conditions quand on ne s’y attend pas. Et même récemment, une chute de pierre aurait pu avoir sa tête. Il faut avoir un côté fataliste et on doit accepter de mourir. Pour lui, les questions sont nombreuses quant à ces moments. Parfois, il y a une sorte de flair pour éviter la mort dans ces conditions. L’humilité est alors une base importante pour jauger les choses. Des amis à lui ont été retrouvés debout, gelés avec les piolets par – 40 degrés. Au Chili, il a été obligé de ravaler son orgueil et a décidé de redescendre et par conséquent de faire redescendre son groupe aussi. A 6200 mètres d’altitude, avec le vent et le froid pouvant geler même les parties intimes au sens propre comme au figuré, c’est toujours une décision dure à prendre mais qui peut très certainement sauver des vies. Modestie oblige même pour ceux qui ont vaincu des sommets.

Le Jannu (ou Kumbhakarna), à 7 710 m d’altitude au Népal – Luc Jourjon 1983

Il se demande si au final, s’asseoir au sommet de l’Everest n’est pas un rite funéraire en soi. J’ai demandé à Luc s’ il avait pensé à Mallory et Irvine pendant son ascension. Il y a pensé après, non pas en lisant des éléments sur l’expédition de 1924 mais plutôt de 1922. Ce qu’il a beaucoup apprécié. Le matin du sommet, il s’est dit “on coupe les ponts” et “j’y vais ou je n’y vais pas”. Il y a parfois à ce moment-là deux types d’alpinistes : ceux qui pensent à leur famille et qui redescendent et ceux qui y pensent mais qui décident d’y aller quand même. Au moment du sommet, il n’a pas pensé à Mallory et Irvine car l’important c’est de rester concentré sur la technique et la sécurité. Il a pensé factuel, fonctionnel, à la vitesse de pas, à quelle heure il allait arriver. Mais aussi à la coordination de sa respiration et de ses pas ou encore la nuit, mettre la gourde d’eau sous son duvet pour éviter qu’elle ne gèle. Pour lui c’est un peu comme faire l’amour finalement. On donne son corps, sa vie. Pour autant, certains sommets ne demandent pas un tel espace mental. On regarde les crampons, on avance…et parfois on s’ennuie mortellement. Pour autant, Luc assure avoir eu plus froid au Mont Blanc que sur l’Everest, mais sur l’Everest, on a une combinaison complète en duvet et l’on est mieux préparés.

Cet échange se termine ici et le voyage dans les cimes également. On réalise à quel point il est difficile d’imaginer l’état d’esprit de Luc mais aussi d’autres alpinistes et himalayistes face à un sommet. C’est un monde à part, un monde avec peut-être de l’orgueil mais surtout, un rapport très secret à la mort finalement. La mort des autres, sa mort, les multiples naissances et renaissances de la vie. J’y vois une pudeur aussi. L’alpinisme est un monde tellement à part que rares sont ceux qui se livrent sur le sujet de la grande faucheuse alors que cette dernière est omniprésente. Mais notre échange m’a aussi confirmé une chose : écouter les autres et ce qu’ils ont à dire tout comme leurs silences est riche d’enseignement. C’est aussi ça que j’aime dans mon travail de recueil anthropologique : les paroles, les actes et les silences qui peuvent en dire long ! Je suis ressortie de cet entretien ravie et riche à titre personnel.

Pour compléter ce triptyque, vous pouvez découvrir ma vidéo sur Mallory et Irvine en lien avec l’expédition de 1924, et un podcast autour des corps de l’Everest.

 

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