Interview de chercheur #2 – Jennifer Gonissen, Doctorante en sciences biomédicales

Jennifer Gonissen

Pour cette seconde interview, j’ai proposé à Jennifer Gonissen de participer car depuis deux ans, je suis à travers le net son parcours et ses recherches et j’ai trouvé qu’elle était passionnante et surtout détentrice d’un univers très personnel et d’un parcours atypique autour des sciences que j’avais très envie de vous présenter. Elle me fait donc le grand plaisir d’accepter cette interview qui est la première de 2020. Partons à la découverte des sciences biomédicales et d’études en anthropologie biologique

Bonjour Jennifer, un grand merci de témoigner dans le cadre du blog. Tout d’abord est-ce que tu peux te présenter un peu et nous expliquer quel est ton métier ?

Bonjour, c’est un plaisir ! Je vis en Belgique avec mon chat Vertèbre. Je suis archéologue et historienne de l’art de formation de base, mais j’adore également la littérature fantastique, l’histoire des cultures slaves, le romantisme noir en peinture, la prose de Franz Kafka, tout ce qui touche à la première et deuxième guerre mondiale, ou encore la traumatologie balistique. Depuis cette année, j’ai eu la chance d’être engagée comme militaire de réserve dans l’armée belge en tant qu’archéologue (oui, c’est possible !). En ce moment je suis ainsi des formations pour travailler pour la Défense dans le domaine de la gestion de crise et je m’intéresse beaucoup à la fonction de « medic » en ce qui concerne les soins au combat . Je pratique également un peu l’escrime, la danse indienne et le yoga pour détendre un peu tout ça. Oh, et je bois beaucoup thé et j’adore dormir!

Modélisation photogrammétrique du squelette du présumé Saint-Idesbald dans le Couvent  Onze-Lieve-Vrouw-Ter-Potterie à Bruges.
Modélisation photogrammétrique du squelette du présumé Saint-Idesbald dans le Couvent Onze-Lieve-Vrouw-Ter-Potterie à Bruges.

Est-ce que tu peux nous parler de ton cursus et surtout des éléments qui ont motivé cette vocation et par la suite les choix que tu as fait dans ton orientation ?

Ado, j’ai suivi des cours du soir d’histoire de l’art et de sculpture mais je ne suis vraiment pas douée pour la création manuelle. Je suis partie plusieurs fois en République Tchèque pour découvrir le pays, notamment les ossuaires, dont un en particulier sur lequel je suis tombée par hasard en me perdant dans la nature en Bohême, mais j’ai dû revenir en Belgique suite aux frais d’inscription trop élevés à l’université d’Olomouc où j’aurais aimé étudier la muséologie. Je me suis donc inscrite en Histoire de l’art & Archéologie à Bruxelles, ainsi qu’en langues slaves spécialisation tchèque. Les cours étaient réellement passionnant et mon professeur de préhistoire, le Prof. Marc Groenen, m’a entraînée dans sa passion pour les origines de l’humanité. Personne n’imite aussi bien la démarche d’Homo neandertalensis ou ne dessine les phanères du mammouth laineux aussi bien que lui 😉

En master, je suis partie faire un stage en restauration de céramique au Laboratoire d’archéologie à Prague et j’ai également suivi un cursus de Langue et Histoire tchèques à l’Université Charles en parallèle. Ayant été jobiste l’été précédent à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, la responsable du département m’a proposé de continuer à m’occuper des collections anthropologiques que nous avions abordées et de l’intégrer dans mon sujet de mémoire. Encadrée par les chercheurs de l’Institut, c’est ainsi que j’ai commencé à me former en ostéologie humaine, afin de réaliser un inventaire et une identification des premières collections ostéologiques humaines collectées et préservées en Belgique par la toute première société d’anthropologie de Belgique, la Société d’Anthropologie de Bruxelles, au XIXe siècle.

Après avoir travaillé bénévolement sur plusieurs chantiers présentant des restes humains et avoir servi pas mal de bagels et de cafés en tant que serveuse, je suis partie à l’Université de Sheffield pour un MSc en archéologie funéraire et ostéologie humaine. Une fois de retour en Belgique, j’ai également fait une Agrégation en Histoire de l’art, qui m’a permis de donner des visites guidées sur l’exposition Itinérant de Lascaux, par exemple. Une jolie façon de lier tous les centres d’intérêt.

Après une chasse au job menée jusqu’au Canada, je suis devenue assistante dentaire pour un centre médical huppé du quartier européen de Bruxelles, où les praticiens m’ont permis de suivre certaines opérations et de continuer à apprendre de nouvelles choses tous les jours. Au moment où je me suis décidée à tenter ma chance au sein de l’armée pour y devenir dentiste (c’est fascinant, les dents !), une collègue de mon ancienne université m’a appelée pour me parler d’une position de doctorante et d’assistante au sein de la Faculté de Médicine de l’Université Libre de Bruxelles, que j’ai acceptée.

Quelles sont tes spécialités ? Quels sujets maitrises-tu le plus ?

Je suis un peu une touche-à-tout dans plusieurs domaines, ce qui est une force et une faiblesse. J’ai du également apprendre très vite, notamment le domaine de l’anatomie humaine car je n’avais pas l’habitude des tissus mous, lesquels font partie de mon quotidien maintenant. J’ai dû mettre la préhistoire un peu de côté, et j’explore d’avantage les exhumations forensiques. Pour cela, j’ai eu la chance de partir en formation à l’Université de Cranfield ainsi qu’à l’Université de Leiden pour consolider mes compétences dans le domaine sur des scènes de charnier simulées. La rencontre de plusieurs spécialistes de différents domaines était très enrichissante aussi. Faire des liens entre différents métiers, c’est ce que j’ai toujours recherché.

Crypte de l’Eglise de Rothwell en Angleterre.

Est-ce que socialement ton métier est bien compris par des néophytes dans le domaine ? Est-ce que tu te heurtes parfois à des réactions qui t’interpellent ?

De « Lara Croft » à « croque-mort » en passant par « Bones » ou « G.I. Jen » récemment lors de ma formation militaire, j’ai eu droit à pas mal de surnoms, ce que j’ai toujours trouvé bizarre vu les différentes facettes de mon quotidien. Il me semble quand même que le fait de procéder à des dissections est encore plus dérangeant pour les extérieurs, encore plus que le métier d’archéologue funéraire. De façon générale, on sent qu’il ne faut pas trop s’étaler sur le sujet chez la plupart des personnes car cela met parfois mal à l’aise. Une fois que l’on explique les tenants et aboutissants du métier en revanche (identification de corps, statistiques sur une population archéologique, cours d’anatomie pour futurs médecins ou mesures de prévention face à la menace dans le cadre militaire), pas mal de personnes comprennent quand même l’utilité de ces domaines.

Quel est ton propre rapport à l’étude de la mort et des morts ?

Une des premières fois que j’ai travaillé sur restes humains, c’était sur le squelette de l’individu néandertalien de Spy II, âgé de 40 000 ans. Les premières minutes, on retient quand même son souffle ! Bien sûr je m’intéresse également à la spiritualité et le devenir de l’âme post-mortem, notamment dans ses dimensions culturelles et historiques, mais cela n’entrave normalement pas le travail scientifique.

Penses-tu qu’on écoute et qu’on entend assez les chercheurs dans l’absolu ?

Dans notre domaine, on trouve plusieurs écoles. J’ai en tout cas remarqué un grand clivage entre l’école anglo-saxonne et l’école franco-française en anthropologie. Non seulement les considérations et les méthodes sont différentes, mais les sensibilités également. Il me semble que les anglo-saxons remettent beaucoup en question le passé scientifique tandis que la France est encore fort attachée à ce qui a été posé par les pionniers. Ainsi, il me semble que les anglo-saxons ont plus de liberté d’expression et plus de facilité à émettre des hypothèses originales tandis qu’ailleurs ils seraient peut-être moins pris au sérieux. Je suis toujours en pleine réflexions sur le sujet.

Formation en Forensic Archaeology and Mass Graves Investigation à Cranfield University.

Est-ce que tu penses avoir un univers personnel en adéquation avec ton métier ? Parfois lorsque l’on étudie/travaille avec la mort, nos influences personnelles comportent plus ou moins des touches de ce sujet. Est-ce que tu penses que c’est un sujet qui prend aussi une part importante dans ta vie « civile » ?

Oui, bien sûr. Je ne pourrais pas nier que j’ai toujours été une fan de l’esthétisme un peu morbide tel qu’exprimé dans le romantisme noir. Mon chez-moi a longtemps ressemblé à un vieux cabinet de curiosités et mes lectures, même en fiction, peuvent surprendre les gens en dehors du monde « anthropo ». Je pense aussi à des groupes de musique comme Rosa Crux, qui chantent en latin et exploitent à fond l’imagerie des ossuaires et des Memento Mori médiévaux. Il est pourtant clair que l’on peut et doit dissocier le côté esthétique de ces manifestations artistiques très ancrées dans un passé presque idéalisé, comme le faisaient les Romantiques avec la contemplations de ruines, avec le travail purement scientifique que l’on aborde au labo.

Quels sont tes objectifs à terme une fois tes études terminées ? Comment envisages-tu l’avenir ?

J’ai la chance d’adorer mon sujet de doctorat qui mêle analyse anthropométrique et recherche en archives. J’espère donc pouvoir poursuivre ce travail dans le futur. Cela dit, il ne faut pas être naïf, les chances d’obtenir un poste fixe dans le domaine sont très minces. C’est également pour cela que je suis des cours en Gestion de bibliothèque et d’archives par correspondance sur le côté. Autant j’aime le terrain et travailler en équipe, autant passer mes journées en bibliothèque seule ne me dérangerait pas.

Est-ce que la Belgique te semble être un pays ouvert pour ton domaine de recherches ? En France par exemple, nous nous heurtons à de gros problèmes financiers dans le domaine universitaire et en recherche également (l’anthropologie biologique n’a pas été épargnée). Penses-tu qu’il est essentiel de se rapprocher des pays anglo-saxons où le sujet est bien plus développé ?

Oui, tout à fait. Comme je l’évoquais plus haut, les anglo-saxons possèdent une autre approche et, je le pense, d’avantage de moyens et de flexibilité en ce qui concerne la recherche. La multidisciplinarité règne en maître, alors que chez nous elle fait encore froncer nombre de sourcils. Par ailleurs, il faut déplorer le fait que le travail existe pourtant bel et bien ; nous aurons toujours des cimetières à exhumer en sauvetage, et par conséquent des restes de population à étudier, mais le financement ne suit pas toujours. Le bénévolat règne en maître et c’est injuste. Nous nous sommes formés pour la plupart à l’étranger et sommes contraints à travailler dans des jobs alimentaires en journée et en anthropologie ou archéologie le week-end comme éternels bénévoles. Il faut débloquer des fonds, valoriser le métier et mettre sur pied des projets de recherche financés. Des collègues ont d’ailleurs initié la création d’une société qui rassemblerait les jeunes anthropo-archéologues. Plusieurs d’entre eux sont disponibles à l’emploi et participent aux congrès scientifiques. L’association s’appelle BOAPAS et nous espérons qu’elle restera sur pied pour les nouvelles générations à venir.

Penses-tu qu’il y a encore beaucoup de fantasme autour de l’étude de la mort ? Les œuvres grand public comme les séries, le cinéma ou encore la littérature ont mis de gros coups de projecteur sur certains métiers de la recherche et du domaine judiciaire. Quel est ton rapport à cela ?

Il est indéniable que les métiers autour de la mort sont de plus en plus populaires grâce aux œuvres grand public. Ça « dédramatise », dans un sens. On a quand même pu observer une tendance générale pour l’archéologie funéraire et l’anthropologie biologique depuis quelques années, alors que les places en tant que professionnels sont rares. On serait donc face à des personnes réellement passionnées par le domaine, et ça c’est quand même heureux.

As-tu des livres à conseiller en lien avec le sujet? Techniques, moins techniques pour les lecteurs ?

Pour l’instant, j’ai prêté tous mes livres sur le sujet pour un tournage de série se déroulant dans une morgue, donc tu me poses une colle 😉 Mais de tête, pour s’émerveiller de l’anatomie, pourtant si complexe et difficile à étudier (j’y travaille tous les jours), je conseillerais la belle version du Gray’s Anatomy chez Barnes & Nobles ou le travail de dessinateur de Frank Netter. Les illustrations anatomiques historiques sont également passionnantes à observer. « The evolution of the human head » de Daniel E. Lieberman est une sacrée brique mais donne lieu à pas mal de réflexion sur l’évolution du corps humain. En archéologie funéraire, “Deviant Burial in the Archaeological Record” de Eileen M. Murphy donne une approche intéressante sur l’analyse que l’on peut tirer d’une exhumation archéologique. Enfin, pour tout ce qui concerne l’histoire de l’anatomie, des cabinets de curiosité, des freakshows ou autres récits de grande peste ou de bodysnatchers, je conseillerais d’aller faire un tour du côté du bookshop du Wellcome Museum de Londres, une véritable mine d’or pour se procurer des ouvrages qui vous mettront en appétit 😉

Jennifer Gonissen

Merci Juliette pour cette interview et au plaisir !

Pour en savoir plus sur Jennifer :

https://ulb.academia.edu/JenniferGonissen/CurriculumVitae
Researchgate: https://www.researchgate.net/institution/Universite_Libre_de_Bruxelles/department/Laboratory_of_Anatomy_Biomechanics_and_Organogenesis/members
Site : https://jennifergonissen.wixsite.com/jennifergonissen

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