Interview de chercheur #1 – Angela Stienne spécialiste des collections de restes humains dans les musées

Angela Stienne Le Bizarreum

“Interview de chercheur” est une rubrique faite pour vous faire découvrir des acteurs de la recherche autour de la Mort avec un grand M puisque ce sujet pluridisciplinaire. Vulgariser, c’est faire le pont, le lien entre le monde académique, ses acteurs et le public. Ces articles ont pour but de vous faire découvrir des sujets de recherche tous plus passionnants les uns que les autres.

momie

Bonjour Angela, ou plutôt Docteur si je puis dire ! Un grand merci d’accepter cette interview sur le blog. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous ? Votre parcours et votre métier actuel ?

Je suis historienne et chercheure en muséologie, spécialisée des collections de restes humains dans les musées. J’ai grandi en région parisienne où je me suis prise de passion très jeune pour l’égyptologie. Après une année de licence d’histoire de l’art à la Sorbonne, j’ai décidé de partir réaliser mon rêve en Angleterre. J’ai fait une licence en histoire ancienne et égyptologie à University College London à Londres, ce qui n’était pas une mince affaire en langue étrangère ! J’ai ensuite déménagé à Leicester dans le centre de l’Angleterre pour faire un master et un doctorat en muséologie. J’ai réalisé tous mes projets de recherche sur l’étude de l’exposition et de la réception des momies égyptiennes dans les musées. Ma thèse de doctorat, par exemple, portait sur l’histoire culturelle des collections de momies égyptiennes à Paris et à Londres de 1750 à 1850. Aujourd’hui, je suis chercheure au Science Museum à Londres et chercheure honoraire à l’University of Leicester.

Le lectorat de ce blog est toujours intéressé par les sujets d’étude des personnes que j’interviewe, pouvez-vous me dire autour de quoi sont concentrées vos recherches actuellement ?

Mes recherches actuelles sont portées sur deux aspects principaux. Tout d’abord, en relation avec ma thèse doctorale, je m’intéresse à l’histoire des études médicales et raciales de restes humains égyptiens, et notamment l’histoire complexe et peu explorée qui a menée, au tournant du 19è siècle, des scientifiques européens à étudier les momies égyptiennes pour proposer une origine caucasienne de la civilisation égyptienne, dans un contexte colonial. Ensuite, je m’intéresse aux questionnements éthiques concernant les restes humains dans les musées contemporains, et notamment les discours qui sont attribués à ces collections. Ces deux aspects sont en fait très liés : mon objectif est de diversifier les informations offertes aux visiteurs dans les musées, de participer à la décolonisation des musées européens, et d’assurer une exposition dans les musées qui soit éthique, tant pour les restes humains que pour les visiteurs.

Si je vous ai contactée c’est parce que vous êtes à l’origine d’un projet qui s’appelle Mummy Stories et qui concerne…les momies et les corps conservés. Pouvez-vous nous dire en quoi ça consiste et d’où est venue cette idée ?

Mummy Stories est le premier projet participatif en ligne sur les restes humains dans les musées. L’idée est d’inviter visiteurs, chercheurs, conservateurs et autres professionnels des musées à partager leurs impressions liées à la rencontre avec des restes humains dans le contexte muséal. Il s’agit d’un projet qui collecte des « histoires de momies » qui sont diverses, émotionnelles, parfois controversées, et toujours personnelles. Le projet est né d’une limitation dans le monde de la muséologie lorsqu’ il s’agit de momies égyptiennes, qui est l’idée que « tout le monde aime les momies ». Alors que les autres restes humains faisaient l’objet d’études attentives notamment quant à la perception des visiteurs et leur réponse émotionnelle, les momies égyptiennes étaient oubliées dans le débat international sur les restes humains dans les musées. Aujourd’hui, Mummy Stories a collecté plus de 50 histoires, avec notamment la participation du conservateur des antiquités égyptiennes du Manchester Museum, l’ancien ministre des antiquités égyptiennes d’Égypte, ainsi qui des visiteurs venant de Chine, de Thaïlande, des États-Unis, du Canada, d’Italie et même de France ! La communauté a grandi en deux ans et plus de 2,000 personnes suivent les actualités sur les questionnements liés au restes humains sur la page Facebook de Mummy Stories.

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Illustration par Caitlin Smits

Que pensez-vous du fait que les corps soient petit à petit retirés des expositions pour des raisons éthiques et de confort visuel des visiteurs ?

Le retrait des restes humains des salles visibles au public est une question problématique. Il est certain que dans bon nombre de cas, il est nécessaire de retirer les restes humains d’exposition, et cela est notamment le cas pour les restes humains et autres objets sacrés dont les communautés d’origine en ont exprimé le souhait (dans ces circonstances, il est indispensable que tous les musées activent leur protocole de retrait des galeries, et de rapatriement lorsque cela est demandé ; ce n’est pas encore le cas dans bon nombre de musées). Ce qui m’inquiète en revanche, ce sont les scenarios où certains restes humains qui ont des histoires complexes (notamment liées à leur trajectoire et leurs études dans le passé, par exemple pour les restes humains qui étaient collectés à des fin d’études raciales), et qui sont retiré non seulement des galeries physiques du musée, mais dont on ne trouve plus aucune information en ligne ou in situ. Il s’agit d’une façon pour certaines institutions d’effacer leur histoire controversée ; on ne réécrit pas l’histoire ainsi. Il est pour cela absolument nécessaire d’avoir plus de transparence dans les musées, notamment avec des listes de restes humains accessibles en ligne, ce qui permet aux chercheurs de poursuivre leurs études, au public de connaitre les collections de leurs musées public et aux communautés d’origines de permettre d’enclencher des demandes de rapatriement si nécessaire.

Constatez-vous toujours un engouement fort de la part du grand public pour les corps conservés ? Pour ma part j’observe qu’en l’espace de vingt ans la vision et la réception du corps en espace muséal a beaucoup changé, est-ce que vous constatez la même chose ?

Il est certain que les momies égyptiennes font preuve d’un vrai engouement de la part du grand public, et des salles telles que la « mummy room » du British Museum sont très populaires, mais je pense qu’il ne s’agit pas d’un intérêt récent pour les restes humains, mais plutôt une démocratisation progressive du musée. L’intérêt européen pour les momies égyptiennes, en particulier en France, en Angleterre et en Italie, est très riche et remonte au Moyen-Âge. Il s’agit d’une histoire bien diversifiée, de la collection des restes humains égyptiens pour en faire une cure médicinale (la mumia), aux cabinets de curiosités, en passant par les dissections de momies égyptiennes et leur debandelettage public en Angleterre, il y a toujours eu un certain engouement pour les momies égyptiennes. Les musées, les programmes télévisés et en lignes, ainsi que les publications grand public ont certainement augmenté cet engouement pour les restes humains en général. Ce qui m’inquiète en revanche, c’est lorsque cet engouement dérive, et que cela mène à des comportements très problématiques, comme la vente de restes humains à travers les réseaux sociaux par exemple, qui est un problème majeur de ces dernières années.

Ressentez-vous à votre échelle un tabou autour de la mort en général ou bien les gens sont plus ouverts au sujet du fait que les corps sont plus anciens ?

Je pense qu’il est primordial de se rendre compte que personne n’a la même réaction à la vue du corps d’une personne décédée, et le fait que certains restent humains sont plus anciens que d’autres n’empêche pas des réactions complexes. De plus, ce que j’ai appris en étudiant à Leicester dans une université très internationale, et en travaillant dans des musées avec des visiteurs variés comme le Musée du Louvre et le Science Museum, c’est que notre public est très divers, et que l’on a tendance à imposer des réactions, coutumes et tabous européens à un public international et, vice versa, parfois on ignore complètement des restrictions culturelles et religieuses quant à la vue des restes humains. C’est pour cela que je pense primordiale la présence de signalisation des restes humains dans les musées, même s’il s’agit de restes humains anciens. Il est certain que les momies égyptiennes sont parfois si bien enveloppées que l’on ne voit peu ou pas le corps, mais il est important de donner le choix au visiteur de voir un corps ou non lors d’une visite ; c’est aussi cela, rendre le musée plus accessible.

Mummy Stories
Illustration par Caitlin Smits

Souvent, les conservateurs ou les chercheurs autour de certains corps développent un attachement pour ces derniers, c’est un peu un secret d’alcôve dans ce type de métiers et souvent difficile à expliquer à un public qui ne baigne pas dedans. Est-ce qu’il vous arrive d’avoir de l’attachement ou plutôt de la bienveillance pour certaines momies ? Ou vous vous sentez plutôt détachée et à ce moment-là vous les abordez plus comme des «objets » archéologiques ?

J’ai grandi dans les galeries du Musée du Louvre, où j’ai fait mon premier stage à 16 ans, où j’ai ensuite travaillé comme agent de surveillance, stagiaire de recherche et fait mes recherches doctorales, et pendant ce parcours j’ai passé beaucoup de temps à observer la momie de Pachéri dans les collections pharaoniques. Et il n’est pas rare de me voir parler avec cet homme qui a vécu à l’époque ptolémaïque lorsque je rends visite au musée encore aujourd’hui ! J’ai toujours eu comme approche de me considérer en compagnie de personnes, et ma relation a toujours été très émotionnelle et humaine. Cette année j’ai organisé un atelier pour la semaine des réfugiés (Refugee Week) à Leicester où j’ai discuté le fait que les momies égyptiennes sont des personnes déplacées souvent de force, notamment à la période coloniale. Il s’agit pour moi de rappeler aux visiteurs que nous sommes en présence de personnes humaines, que nous observons derrière une vitre. Pour moi, les momies sont d’abord des humains, certaines sont devenus des amis silencieux, et ensuite des objets de recherche.

A terme, quelle pierre souhaitez-vous apporter au milieu de la conservation des corps ? Mummy Stories est à mon sens un biais de vulgarisation auprès du public, et d’ailleurs avec ce projet vous remplissez complètement deux choses souvent oubliées par les chercheurs : vulgariser un sujet de recherche pour le rendre accessible au public. Ce sont des vraies questions autour du rôle du chercheur et c’est aussi pour cela que j’ai souhaité vous interviewer car je trouve la démarche vraiment honorable. Comment est reçue votre démarche en général ?

L’objectif avec Mummy Stories est vraiment d’ouvrir la conversation sur l’exposition et la conservation des restes humains au grand public, pour avoir un débat international ouvert. Le monde des musées et de l’égyptologie sont souvent trop fermés au public, et l’opinion de chacun est peu consulté. Pour moi, la recherche académique n’a aucun sens si elle n’est pas partagée avec le public, ainsi que les professionnels de musées et d’autres institutions culturelles qui ne sont pas chercheurs. Les modes de dissémination de la recherche par voies uniques de la publication académique et des conférences fermées sont selon moi obsolètes : la recherche muséale est faite pour tous. Mummy Stories a été incroyablement bien reçu par le public et le monde académique, et a été honoré avec un Future Leader Award à l’University of Leicester ; ce prix revient vraiment à toutes les personnes qui ont partagées leurs histoires, leurs rencontres, leurs angoisses et leurs émotions.

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Pour terminer cette interview, peut-être souhaitez-vous mettre en lumière des actualités qui vous concernent ?

Angela Stienne Mummy Stories

Cette année, j’ai eu le privilège d’être chercheure pour 12 mois au Science Museum et d’organiser des évènements publics et académiques sur les restes humains au 21è siècle. J’ai notamment organisé deux débats au World Museum de Liverpool avec le public et organisé cet automne un atelier avec 30 conservateurs en chefs des principaux musées ayant des restes humains en Angleterre. J’ai aussi eu la chance d’aller à Turin pour visiter le Museo Egizio qui repense ses expositions de restes humains. L’an prochain, je vais travailler à la publication d’articles scientifiques tiré de ma thèse doctorale, notamment sur les momies égyptiennes du Louvre et du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris. Dans le futur, j’espère inspirer une nouvelle génération de chercheurs et de conservateurs et ouvrir la page d’un nouveau chapitre de conservation des restes humains qui soit plus humain, émotionnel, diverse et transparent. Bien entendu, je continue l’aventure Mummy Stories en 2020, mais cette fois ci de Paris !

J’ai des abonnés qui aiment bien lire, auriez-vous des titres de livres sur le sujet en français ou en anglais à conseiller ?

Je conseille grandement la publication en français de Laure Cadot, En Chair et en Os (2010) ainsi que la revue Techné ‘Archives de l’humanité : Les restes humains patrimonialisés’ (2016), qui est en vente en ligne ainsi qu’à la librairie du Musée du Louvre. Pour les momies égyptiennes, je conseille Renan Pollès, La Momie de Khéops à Hollywood (2001), qui est une vraie mine d’informations sur l’histoire de la passion européenne pour les momies.

En anglais, je conseille grandement le livre All that Remains (2019) de Sue Black qui est médecin légiste et offre une approche émotionnelle et réelle à des contextes complexes, Regarding the Dead (2014) la publication scientifique du British Museum sur les restes humains, et Egyptian Mummies de John Taylor (2010) pour une vue d’ensemble sur la momification. Si vous voulez en savoir un peu plus sur l’histoire de l’égyptologie, je recommande aussi la publication scientifique Histories of Egyptology : Interdisciplinary Measures (2014). Enfin, puisque je travaille actuellement sur les collections médicales, je recommande la très riche publication de Samuel Alberti, Morbid Curiosities (2011).

Je crois qu’il est temps de commencer un Mummy Stories book club !

Pour le lectorat du blog, où peuvent-ils vous suivre sur internet ? Je précise que votre contenu est en anglais mais cela n’est pas un frein à la lecture pour les non anglophones (merci google translation).

Le site internet de Mummy Stories : www.mummystories.com

Sur Twitter www.twitter.com/angela_stienne

Et la page Facebook de Mummy Stories : www.facebook.com/mummystories

Et pour toute question ou pour partager une histoire, ne pas hésiter à me contacter ici : contact@mummystories.com

Merci d’avoir accepté de participer à cet échange autour de votre projet et de vos recherches. Je n’ai aucun doute que des étudiants seront très intéressés de découvrir votre parcours mais aussi votre point de vue sur les corps, la mort et bien sûr la conservation, élément principal de la bonne conservation de ces individus.

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