Que penser du Digital Shaman Project, le robot domestique à visage de défunt ?

Bien que nominée en 2018 au STARTS prize, c’est en 2015 que les premières mentions du Digital Shaman Project apparaissent sur internet avec à la tête de ce projet Etsuko Ichihara, media artist née en 1988, multi primée et dont les travaux ont été relayés dans de nombreux médias au Japon. Son concept est de proposer une nouvelle façon de faire son deuil en mettant à profit la technologie actuelle. L’idée est d’équiper un robot domestique d’un masque imprimé en 3D représentant le visage d’un proche disparu il y a peu, et de programmer le robot pour que ce dernier ait les caractéristiques verbales et les réactions du défunt avec la volonté d’imaginer l’âme du défunt dans le robot. Suite aux 49 jours de vie du programme, temps de deuil chez les bouddhistes, le robot dit adieu et le programme se termine.

Les robots, les funérailles et la démarche de la créatrice

Pour débuter, replacer le Digital Shaman dans son contexte semble essentiel.
Le projet est japonais, fait par une créatrice japonaise et en lien avec des funérailles japonaises. Partant de cet état de fait, il va falloir pour un lecteur extérieur à cette culture et aux traditions locales une ouverture d’esprit sur le sujet et une certaine objectivité par rapport à ce dernier. L’usage des robots dans le cadre funéraire au Japon existe déjà à d’autres niveaux. Les robots Aibo à l’effigie de chiens, ont le droit à des funérailles en grande pompe comme lors de la cérémonie en 2018 à Isumi où 114 robots hors d’usage ont été envoyés par leur famille pour une célébration en adéquation avec le rite bouddhiste. Par la suite ils sont emmenés dans une entreprise de réparation pour sauver les pièces valides afin de fabriquer de nouveaux Aibo. 800 robots ont eu le droit à des funérailles depuis le début de ces cérémonies particulières.

funérailles Aibo le bizarreum
Funérailles de robot Aibo.
robot moine pepper funérailles
Le robot moine bouddhiste Pepper

Les robots ont aussi leur place au sein de certains temples au Japon, la compagnie Nissei Eco proposant un service funéraire fait par le robot Pepper offrant une alternative moins couteuse que l’intervention d’un moine bouddhiste classique. On a donc ici une introduction de la robotique dans la religion au Japon, un contraste entre traditions et modernité qui se répercute également sur les rites funéraires locaux. Etsuko Ichihara explique la naissance du Digital Shaman Project suite au décès de sa grand-mère. La créatrice parle volontiers de sa volonté de travailler au quotidien sur le folklore et les croyances japonaises et elle visite énormément de sanctuaires dans son pays qu’ils soient bouddhistes ou shinto et se concentre beaucoup sur l’idée animiste que dans chaque chose il y a une âme. Le décès de sa grand-mère a été sa première expérience de funérailles dans sa vie et elle précise que le déroulement de ces dernières l’a fortement marqué. Le fait de voir la dépouille en amont de l’incinération et comme elle le dit la disparition physique mais également le fait d’entreposer les os restants de la crémation soi-même dans une urne l’ont perturbé. Puis elle aborde l’aspect spirituel avec la croyance bouddhiste des 49 jours où l’âme du défunt est toujours présente dans le monde durant ce laps de temps. 49 jours de prières et de prise de conscience du fait qu’il est temps de prendre ses distances avec le défunt et d’intégrer sa disparition. A ce moment-là, la créatrice travaillait sur une application pour le moine robot Pepper et elle a souhaité créer quelque chose de nouveau faisant écho à sa situation.

Le rite funéraire au Japon

Comme pour de nombreuses funérailles, les étapes sont très ritualisées au Japon. La majorité des funérailles suivent le rite bouddhiste sont majoritaires terme de pourcentages, les rites shintoïstes ou encore catholiques et enfin civils laïques suivent à des pourcentages moindres. Il peut alors y avoir des variantes selon les régions ou bien les souhaits des familles. Dans le cadre bouddhiste, la récitation de sutras pour le défunt intervient dès le chevet de ce dernier suite à son dernier souffle. La veillée funèbre avec  l’installation du corps à des fins de présentation aux proches permet de prier et d’échanger souvenirs et pensées pour le défunt. Cette veillée peut se diviser en plusieurs étapes comme matsugo no mizu avec l’humidification des lèvres du défunt en vue de sa réincarnation. On peut également retrouver des éléments comme des fleurs, encens et bougies près du défunt, le makura-kazari. Pour les japonais, un rite funéraire mal exécuté est très préjudiciable pour l’âme du mort qui peut alors errer et tourmenter la famille n’ayant pas répondu aux obligations liées à la fin de vie. Des éléments d’accompagnement du mort peuvent être posés dans les mains de ce dernier comme un chapelet bouddhiste appelé juzu en renoncement des vertus du monde des vivants, un couteau peut être présent en vue d’éloigner les mauvais esprits et enfin de l’argent pour la traversée du Sanzu-no-kawa le fleuve des morts. La veillée en amont de la crémation va s’exécuter en présence d’un moine qui sera présent pour réciter le sutra et les participants effectueront différentes étapes avant la fermeture définitive du cercueil. S’ensuit la crémation qui est un moment extrêmement important dans le rite funéraire. La famille aide à l’installation du corps ou du cercueil dans le crématorium puis à la sortie du corps, ils vont récupérer les os restants avec des baguettes des pieds à la tête pour replacer ces derniers afin d’avoir les os de la tête en haut et ceux des pieds en bas afin de conserver un ordre naturel du corps. L’urne est conservée à domicile pendant les 49 jours et le soryo, le moine bouddhiste prie un certain nombre de jour durant les 49 jours afin que l’âme du défunt prenne le bon chemin. Puis l’inhumation de l’urne intervient suite à cette période.

C’est ainsi que s’expliquent les 49 jours de vie du programme robotique Digital Shaman Project en adéquation totale avec cette croyance.

crémation japon

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Récupération des cendres avec les baguettes pour les placer dans l’urne.

La stupéfaction à l’annonce de ce robot dans les médias en Europe.

Alors que des articles sont sortis en Janvier 2019 abordant l’existence de ces robots particuliers,  la démarche m’a semblé étonnante, et en lisant les réactions dans l’espace commentaires des réseaux sociaux et des articles eux-mêmes, j’y ai vu beaucoup d’indignation et de gêne. Tout d’abord, la majorité de ces articles décrivent le projet de façon succincte et n’aident pas à comprendre la démarche de la créatrice interviewée quelques minutes de façon rapide. Donc la dimension sociale, culturelle et spirituelle du robot se trouve complètement éclipsée, ce qui n’aide pas du tout à la compréhension du sujet. Deuxième constat, et comme souvent pour les sujets liés à la mort et au deuil, il y a beaucoup de réactions à chaud. Je ne reviendrai pas sur ces réactions ici car je les aborde dans mon article pourquoi je vulgarise la mort. Enfin la plus grosse interrogation se situe au niveau du masque en 3D qui sert à personnifier le programme du robot à l’image du défunt. La première chose qui m’est alors venue à l’esprit de façon automatique était l’existence des masques funéraires depuis l’Antiquité. Souvent découverts dans le cadre funéraire en ornement du défunt, parfois en lien avec la symbolique de la décomposition du visage ou autre croyance, on peut dans un cadre domestique aborder les imagines maiorum. Ces masques particuliers ne sont pas assimilables aux masques cités précédemment en milieu funéraire. Ils se retrouvent en contexte domestique à l’époque romaine travaillés à la cire et faits pour être exposés dans la demeure et exhibés voir ornés lors d’évènement importants mais également dupliqués. Ceci était un point rapide sur les masques dans l’Antiquité et un exemple un peu moins connu du grand public de masques funéraires hors contexte funéraire. Toutes ces réactions m’ont donc fait réfléchir longtemps. A mon sens, la vraie question liée à l’aspect dérangeant pour un public n’ayant pas grandi en culture japonaise ou même robotique, serait plutôt la peur par projection. « Et si nous avions ces robots chez nous ? » alors qu’une invention à un endroit précis n’est pas toujours vouée à s’exporter et encore moins si elle est commercialisée. Business is business, elle ne sera pas exportée si elle n’est pas rentable pour un autre public. Au-delà de la forme, le fond draine des questions fondamentales puisque cet objet particulier interroge alors sur le deuil.

On peut alors voir de grands évolutions technologiques passer au niveau des pratiques funéraires, dans ces cas officiels ou pour des bêta tests. Ces évolutions impliquent de nombreux domaines professionnels en lien avec ces évolutions, que ce soit du domaine de la robotique et de l’informatique ou encore du domaine du droit et bien sûr des pompes funèbres. Au cours de recherches, on découvre que les choses vont plus loin pour certains : la création de chat box reprenant les tournures de phrases exactes du défunt permettant un dialogue infini avec la personne disparue. Ces initiatives s’avèrent être des créations faites dans le cadre personnel par des personnes ayant des connaissances avancées en programmation mais donnent une idée de ce qu’il est possible de développer par la suite. On peut alors se poser des questions bien plus profondes sur l’impact de telles inventions si elles venaient à être commercialisées sur les personnes en travail de deuil. Inclure de nouvelles technologies dans des rites funéraires est un véritable tournant. A la vue des réactions, cette pratique bouscule sérieusement nos codes mais permet de réfléchir de façon plus intense à la façon dont on aborde la mort et sa prise en charge à l’heure actuelle.

Etsuko Ichihara a été contactée pour cet article mais sans réponse pour le moment nous n’avons pu intégrer son point de vue. Néanmoins si un jour elle répond, son témoignage sera intégré à cet article mis à jour.  Etsuko Ichihara a pris connaissance de cet article et nous a témoigné son retour sur ce dernier 5 jours après publication.  https://twitter.com/etsuko_ichihara/status/1086509492261421056

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Sources

Interview Toco Toco – Etsuko Ichihara, Artist
Ebisu n°36, 2006, chronique d’une cérémonie funéraire Cléa Patin
Sous le regard du Père : les imagines maiorum à Rome à l’époque classique, 2009 Agnès Molinier Arbo
Shintō Mortuary Rites in Contemporary Japan 1996 Elizabeth Kenney cahiers d’Extrême Asie
La théorie de l’attachement, Jean Labbé MD FRCPC Université de Laval
La théorie de l’attachement de J.Bowlby
Deuil. Clinique et pathologie Bourgeois M, Verdoux H EMC (Paris-France), Psychiatrie 1994
Deuil normal, deuil pathologique et prévention en milieu clinique, Yves Philippin  : InfoKARA, 2006
1981, A. G. Billings, R. H. Moos, “The role of coping responses and social resources in attenuating the stress of life events”, J ournal of Behavioral Medicine, 4, pp139–157
Les deuils dans la vie. Deuils et séparations chez l’adulte et l’enfant Hanus M Paris : Maloine, 1998

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