Dédales et crémations à Varanasi

Voyage à Varanasi / Voyage à Bénares

La dernière étape de mon périple indien était celle que j’attendais le plus : direction Varanasi ou Bénarès ou Kashi (n’hésitez pas à demander à vos nouveaux amis indiens ce qu’ils préfèrent comme nom). C’était le lieu rêvé de mon enfance et, comme bien souvent, le un des Graal des personnes travaillant autour des rites funéraires. Et ce qui est certain, c’est que Varanasi me reverra plus vite qu’elle ne croit, tant la ville a été mon coup de coeur.

Je rappelle que mon périple de Delhi à Agra via Jaipur a fait l’objet d’un précédent article. 

Mais attention, je ne recommande pas de débuter un séjour en Inde par cette ville. Pourquoi ? Parce que l’esprit occidental n’est parfois pas prêt à voir ce qu’il va voir sur place. Le coucher du soleil laisse place à une marée humaine variée, mais aussi à de nombreux enfants et personnes handicapées mandiant pour survivre. Ce choc culturel, le bruit et la cohue, ainsi que la proximité physique dont je parlais dans mon premier article, peut en désarçonner plus d’un. Mais pas de panique ! Varanasi a beaucoup à offrir à qui veut découvrir un monde à part et surtout s’instruire en compagnie de guides.

Voyage à Varanasi
Kashi tu as eu mon coeur !

L’arrivée à Varanasi s’est faite en soirée suite à un vol Delhi / Lucknow puis un vol Lucknow / Varanasi. L’arrivée en soirée est une expérience à vivre, puisqu’il y a de fortes chances que vous soyez perdus dans une masse de pélerins en tenues traditionnelles. Mais n’ayez pas peur de cette foule, comme je le disais dans le premier article, en Inde, inutile de lutter, il faut embrasser et suivre le courant. C’est ainsi que vous retrouverez probablement votre chauffeur et votre guide à l’extérieur de l’aéroport. Scène classique, il faudra traverser les conducteurs de taxis à la recherche de passagers. En bref, si vous avez envie d’une première aventure, celle-là vous plonge directement dans un Indiana Jones.

Pour profiter de Varanasi, il faut y aller tôt le matin et en fin de journée, idéalement en soirée. Ces deux moments sont importants. Le matin permet de découvrir le bain dans le Gange, ainsi que la ferveur et l’ébullition autour des Sadhu, et le soir c’est un autre monde. Beaucoup de personnes se promènent, et beaucoup se rendent également au Ganga Arti. Mais j’y reviendra dans cet article.

Voyager au mois d’Août en Inde a des avantages comme celui d’avoir peu de touristes, de meilleurs tarifs, et de faire travailler nos amis indiens pendant une saison creuse. En revanche, les défauts de cette saison, en dehors de la mousson et de l’humidité écrasante, c’est la crue du Gange. Lorsque je suis arrivée à Varanasi, mon traditionnel tour de bateau du lendemain matin pour voir les ghats au lever de soleil était annulé. Etant d’un naturel positif, ce n’était pas grave, j’étais persuadée que j’allais pouvoir profiter autrement, en particulier des crémations en lien avec mon travail de recherche sur les rites funéraires. Et quelle ne fut pas ma surprise d’être optimiste… c’était bien au delà de mes attentes.

Varanasi archives
Wellcome collection. Bathing Ghats, Benares. S.G. Dawson.

Commençons par un peu de contexte. Varanasi se trouve au bord du Gange, rivière sacrée, où se déroulent une multitude d’évènements, de cultes, mais également de funérailles sous forme de crémations. C’est en général l’idée qu’ont les occidentaux de la ville, bien que la réalité soit bien plus complexe que l’on puisse l’imaginer. Mais à codes différents, compréhension différente. Ainsi, à Varanasi, comme partout en Inde, beaucoup de choses nous échappent. C’est un lieu érudit et riche en culture et en savoirs. Mais c’est aussi, comme tous les lieux saints, un haut lieu de pèlerinage. Pour certains indiens, c’est le voyage d’une vie (et certains souhaitent terminer la leur ici, en espérant être crématisé sur les ghats, les quais qui permettent la crémation au bord de l’eau). Mourir ici, c’est réussir sa vie finalement.

Je vous recommande cet excellent article de la revue Conflits qui explique l’histoire de Varanasi, c’est une super entrée en matière.

Il y a donc trois noms pour désigner la ville :

Varanasi

Bénarès ou Banaras (de moins en moins utilisé d’ailleurs)

Kashi

Dans mon cas, on a surtout utilisé Varanasi et Kashi avec nos interlocuteurs.

Bénarès archives XXe
Varanasi n'a cessé d'intriguer les voyageurs comme en témoignent ces anciens clichés. Wellcome collection.

Les Sâdhus.

C’est Shiva en personne qui a créé la ville, par conséquent, on retrouve beaucoup de ses disciples dans la ville. Certains sont particulièrement reconnaissables, ce sont les Sâdhu. Ces derniers sont des hommes qui ont décidé de renoncer à la société. Ils n’ont plus de famille, pas de bien ou très peu

Fakir varanasi

Les Sâdhus peuvent se croiser en ville, mais aussi à des endroits plus surprenants comme à l’aéroport (photo de gauche). Des personnes venaient lui parler ou lui poser des questions, comme si ils avaient besoin de réponses.  Le monsieur de la photo de droite nous a repéré dans la foule, et est venu discuter avec nous. Ce qui était amusant c’est qu’il connaissait bien la situation politique en France. Les Sâdhus sont en effet parfois connectés malgré leur prise de recul par rapport à la société. 

Il y a d’ailleurs énormément de sâdhus différents, difficile de les reconnaître au premier coup d’oeil pour savoir dans quelle mouvance (ou secte, au sens hindou) ils se trouvent. La préparation de ce voyage a été l’occasion de me plonger dans les travaux de gens que j’apprécie à l’image du travail de Prema Goet, dont le livre “Against the Grain” a été une motivation importante pour repérer ou rencontrer des Aghoris au cours de ce séjour. Ces derniers, pendant longtemps très mal considérés dans la société, sont reconnaissables à leurs attributs liés au monde des morts (entre autres).

Se pose souvent la question des vrais Sâdhus, des faux Sâdhus comme j’ai pu voir à travers des forums de voyage ou des articles. Je crois, que, quelques mois après ce séjour, j’ai envie de dire qu’en tant qu’occidental d’une part, il nous est difficile de juger. D’autre part, je rejoins cela aux questions que l’on se pose sur les reliques religieuses dans d’autres religions. Je ne suis pas sûre que l’important soit la véracité, mais ce qui est transmis et ce qui se diffuse à des groupes d’individus qui croient en un pouvoir. Par conséquent, ce voyage n’a pas été pour moi l’occasion de juger, ce que pouvait être un vrai ou un faux Sâdhus : ce n’est pas dans mes compétences. (Photos prises avec autorisations.

Les crémations de Varanasi.

En principe, lorsque le Gange n’est pas en crue, les bûchers de crémation sont disposés sur des quais à étages qui sont appelés des Ghats comme je le mentionnais. Il y en a plusieurs, qui portent des noms (comme des rues finalement), mais tous ne sont pas dédiés aux crémations. Certains servent uniquement à rejoindre l’eau pour le bain rituel par exemple au petit matin. Ce sont des sortes de marches finalement !

La plupart des crémations restent visibles lorsque les eaux permettent de faire un tour en bateau. Nombreux voyageurs racontent leurs expériences de constater que ce qui flotte dans l’eau n’est pas un morceau de bois… mais un morceau de corps.

En effet, une erreur courante, est de penser qu’une crémation, qu’elle soit sur bûcher ou en crématorium moderne, réduit les os en cendres. Cela est totalement faux, encore moins sur un bûcher de bois qui prend des heures. Les chairs et les os ne brûlent pas tous au même rythme, le feu ne se diffuse pas uniformément. C’est pour cela que la présence d’individus pour brasser le bûcher est nécessaire tout au long de l’opération, afin de permettre une meilleure diffusion de la chaleur. Ces diffusions non homogènes sont particulièrement visibles en archéologie, lorsque des restes de crémations sont triés par les archéologues, ils constatent que la coloration et la texture des os, ne sont pas similaires pour tous les morceaux à étudier. Preuve en est que cette chaleur n’a pas été intense et uniforme sur tout le corps. Dans un crématorium contemporain et automatisé, ce sont des restes osseux carbonisés qui sont récupérés et réduits en cendres grâce à une machine. Ainsi, dans aucune crémation, nous ne ressortons des cendres. Cela explique pourquoi, les restes jetés dans le Gange peuvent être relativement reconnaissables.

Les corps sur les bûchers sont aussi en proie aux vols de la part des chiens errants, nombreux en Inde. Ces derniers, attirés par ce qu’il se passe, rodent. Il n’est pas rare de voir des clichés témoignant de ces vols, tant au XXe siècle que plus récemment. En bref, lorsque l’on peut faire un tour en bateau sur le fleuve, il est ainsi possible de voir les crémations. Malheureusement, cela n’a pas été mon cas… le Gange avait entièrement recouvert les Ghats. Mais qu’à cela ne tienne, j’ai été menée au pied d’une petite plateforme. Mon guide me fait signe de monter les marches, je vois de nombreux occidentaux se cacher le nez. Mais pour moi, c’était le moment de vérité: après avoir moi-même mis tant de cercueil au feu dans mon propre pays, étudié des bûchers funéraires antiques, est-ce que j’allais supporter la vue de ces bûchers auxquels j’ai tellement pensé ?

Varanasi
Les ghats au petit matin. Photo prise pour mes travaux par mon père.

En montant les marches, un homme vêtu de blanc me fait signe de monter. Il travaille ici, et les personnes qui s’occupent des bûchers sont de castes très inférieures des intouchables. J’ai conscience à ce moment-là, que les femmes ne sont pas nécessairement les bienvenues près des crémations. En effet, j’explique les raisons dans mon livre Pionnières du monde funéraire, la Mort a changé leur vie, et plus particulièrement dans le chapitre “Les femmes du feu”.Le signe du destin, qui me fait parfois croire que le monde des morts est bienveillant avec moi, est qu’il m’a été possible d’observer tranquillement plusieurs bûchers. J’avais littéralement les pieds dans un mélange d’eau, de cendres, de tissus usagés, je voyais ces corps brûler à différentes intensité. L’homme me fait signe de me mettre un peu sur le côté et devant mes yeux se déroulait le spectacle macabre que j’attendais depuis 30 ans. La chaleur étant intenable à si peu de distance, ces observations m’étaient limitées dans le temps. Mais quelle émotion ! Mes yeux décortiquaient chaque détail de ces bûchers, des familles, des travailleurs.

Pendant ce temps, un nouveau défunt arrivait, vêtu de son linceul, de colliers de fleurs et de poudres ocres. Positionné sur une échelle en bambou vert, il était suivi de sa famille dont des femmes vêtues non pas d’un sari, mais à l’occidentale. Preuve que les temps changent. D’ailleurs, un crématorium moderne a ouvert à Varanasi, il n’a pas le succès des bûchers, mais le bois coûtant de plus en plus cher aux familles, il représente une alternative. Je n’ai pris aucune photo. D’une part, parce que la prise de photo ou de film dans un contexte funéraire est un travail anthropologique en soi. Dégaîner un téléphone ou un appareil photo dans ces circonstances, encore plus avec les “pieds dedans”, aurait été un affront terrible pour les travailleurs et les endeuillés. Mon expérience sensitive et d’observation était un premier pas encourageant. J’ai vu ce que j’avais à voir, mais si l’occasion se présente, je changerai mes méthodes d’approche pour pouvoir, à terme, nouer du lien si je le peux.

Ci-dessous l’environnement direct de la plateforme provisoire de crémation.

Pour celles et ceux qui souhaitent voir des crémations (public averti uniquement), je vous conseille de visionner le travail Dead and Alive Project de mon ami Klaus Bo que j’avais eu la chance d’interviewer. Il a fait une série spéciale en Inde à découvrir par ici.

Cette découverte des ghats a été un moment majeur dans mon travail, puisque les semaines suivant mon retour, j’avais repris le fil de mes interventions et conférences. Sauf que depuis 15 ans, j’avais des difficultés à poser mon esprit et mon positionnement concernant le concept de tombe et de sépulture. Ce dernier point est un des plus glissants en sémantique tant en archéologie qu’en anthropologie. Ce voyage à Varanasi m’a beaucoup aidée à désacraliser la tombe et son symbole à des fins personnelles. Quelque chose dont j’avais besoin dans mon travail personnel et mon propre deuil. Varanasi et ces cendres jetées dans le Gange m’ont apporté les réponses dont j’avais besoin, je suis revenue en France bien moins attachée à la notion de sépulture.

Au cours de ce voyage, j’ai lu le livre Cendres d’immortalité, la crémation des veuves en Inde de Catherine Weinberger-Thomas qui est un bijou de travail historique et anthropologique.

Le street art à Varanasi

Comme partout en Inde, j’ai été agréablement surprise de la qualité et du nombre de décorations murales que l’on peut trouver à Varanasi. Ce street art très coloré donne un aspect tout à fait particulier au labyrinthe que représente la ville.Bien entendu, la plupart des fresques représentent des figures mythologiques. Le mélange de couleurs dans ces rues parfois mal éclairées participe au charme de la ville. Je vous laisse juger en quelques images.

Et un aperçu du labyrinthe que représente la ville. Près des temples les plus importants comme le Temple d’Or de Varanasi, la cohue se fait bien plus dense et il faut être non seulement attentif à percer la foule, sans tomber un trou par terre. Sport assuré lorsqu’il y a du monde, mais la découverte des ruelles de la ville mérite le détour. 

Varanasi la nuit

Visiter l’Inde la nuit n’est pas recommandé, mais Kashi est une ville qui vit beaucoup le soir. Très peuplée par les pèlerins et les touristes indiens et étrangers, c’est un moment à vivre que de se perdre dans les artères bondées. La nuit est le moment où sortent des personnes malheureusement touchées par la vie : malades graves, lèpreux, enfants mendiants, autant être préparé et éviter si possible ce bain de foule particulier dès votre premier jour en Inde. C’est comme cela que nous avons rencontré un italien qui passait sa première soirée sur place, en pleine crise de nerfs parce qu’il avait perdu ses amis dans la foule… autant être prévenu. L’activité la plus courue le soir à Varanasi est le Ganga Arti. Ce rituel pour la déesse Ganga ramène une foule immense tant indienne qu’internationale. Il y a plusieurs arti par jour, mais ceux du soir offrent un spectacle lumineux tout à fait particulier. C’est à vivre, on peut assister à l’évènement derrière une grille ou non, mais la grille est utile pour éviter aux gens trop envahissants de s’avancer trop vers les dévots.

Sarnath

Sarnath est le site archéologique majeur à visiter lorsque l’on se rend à Varanasi. C’est le lieu du premier sermon de Bouddha, ce qui en fait un lieu historique important pour bon nombre de personne. Le site archéologique est le lieu également de dévotion autour du Dhamek Stupa, lieu sacré marquant l’emplacement du sermon. Mais la plupart des trésors se trouvent dans le musée archéologique de Sarnath puisque le site est historiquement lié à son savoir-faire en sculpture. Sarnath a été redécouverte suite à ses nombreux pillages et son inutilisation, jusqu’à ce que des archéologues s’y intéressent au cours du XIXe siècle. Sans cela, le site archéologique et ses trésors ne seraient pas visibles aujourd’hui.

Musée archéologique de Sarnath
Musée archéologique de Sarnath

Cette halte à Sarnath était absolument passionnante puisque le musée regorge d’oeuvres magnifiques. On peut y découvrir la sculpture originelle du symbole de l’Inde que l’on retrouve également sur les billets de banque : le chapiteau aux lions d’Ashoka. Placé au sommet du pillier bouddhique de Sarnath, il a été retrouvé sur le site. Il est sculpté dans un seul morceau de grès. A l’extérieur se trouvent des marchands, j’ai quant à moi cédé pour une petite séance de Mehendi auprès d’une dame adorable qui alimentait son compte Instagram de ses oeuvres sur touristes.

Conclusion de ce séjour

Ce voyage a été un des plus marquants de ma vie, ce qui me donne envie de retourner en Inde découvrir de nouvelles régions. Je n’ai eu aucun regret à me laisser porter par une agence locale car je pense que j’aurai été perdue sinon pour un tel périple. De plus, les explications des guides changent tout et je suis repartie avec les numéros de tout le monde. Un an après, on s’envoie régulièrement des messages, ce qui rend ce séjour encore plus appréciable. J’aurai aimé rester plus longtemps maintenant que j’ai vu que l’Inde était un pays qui me plaisait beaucoup. Mais ce n’est que partie remise. Ce séjour sans la partie à Varanasi n’aurait pas eu la même saveur, et j’espère que vous prendrez autant de plaisir que moi à découvrir ce pays.

Si ce séjour vous a intéressé, je propose un voyage en petit groupe en aout 2026 avec l’Agence Voyage in India au départ de la France, tout est expliqué sur cette page. Mais vous pouvez faire appel à eux pour un séjour sur-mesure dans les régions proposées dans le pays. Je ne regrette encore une fois pas d’avoir fait appel à eux pour cette découverte du Rajasthan et de Varanasi et j’ai hâte de pouvoir revenir à nouveau.

Et pensée pour mon ami Jaiveer qui nous a conduit à travers l’Inde et avec qui on a écouté ce morceau devenu emblématique de ma playlist : Julie Julie. 

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