Vivre dans les cimetières : la précarité des vivants qui vivent avec les morts.

Souvent à l’origine d’articles mentionnant de véritables cités des vivants créées dans le domaine des morts à l’étranger, j’ai souhaité commencer de façon modeste à travailler autour de ce sujet. Cette vie en cimetière est montrée comme une curiosité du globe la plupart du temps dérivant vers l’attraction touristique guidée. Une curiosité qui cache une grande détresse et des situations souvent inconfortables. Dans mon livre Funèbre ! j’explique dans mon chapitre consacré à l’Égypte comment, alors que j’étais une très jeune adolescente, je comprenais que des vivants avaient établi leur vie près des morts au Caire. Vivre dans les cimetières ou survivre ?

Il a fallu que je devienne adulte pour accéder à davantage d’informations internationales sur le sujet et que je comprenne l’ampleur de ce phénomène. Une situation qui traduit une très grande précarité, une ostracisation récurrente et un apprentissage de la vie au contact des invisibles. Une situation qui en réalité est loin d’être exceptionnelle. Pourtant, de plus en plus de documentaires viennent apporter des éclairages intéressants pour comprendre ces phénomènes en plus de la littérature spécialisée en anthropologie ou en voyages. S’intéresser au discours des vivants qui vivent avec les morts au quotidien permet d’outrepasser cette vision d’une masse indéterminée d’individus vivants dans des conditions sommaires pour les individualiser et mieux les comprendre.

Le cimetière : lieux de paix des morts et de certains vivants.

En voyageant, on réalise combien la décision de vivre dans un cimetière n’est pas rare pour les sans-abris afin de bénéficier de la terre sacrée du lieu qui, une fois la nuit tombée, les protège des vivants qui sont bien plus dangereux à leurs yeux que les morts. Cette prise de décision ne se fait pas sans appréhension puisque beaucoup de personnes vivent en lien avec des croyances liées à l’ancestralité. Les morts ne sont pas vraiment morts et sont susceptibles de roder puisque leur corps est quant à lui toujours présent in situ. Ainsi, plusieurs cas de figure se présentent :

  • La personne seule, souvent des récits de sans-abris isolés à la recherche d’un abri de fortune.
  • Les groupes d’individus qui s’installent durablement et qui érigent de véritables lieux de vie.

Le premier cas on le retrouve jusqu’en France. Inutile de voyager loin pour savoir que le cimetière représente un lieu qui permet d’accéder à des commodités telles que les toilettes et de l’eau courante, et le nombre de récits de personnes ayant choisi de rester en cimetière ou à proximité ne manque pas lorsque l’on écoute la parole des sans domiciles fixes chez nous.

Le second cas est forcément plus impressionnant visuellement surtout lorsqu’il y a une véritable organisation sociale dans l’espace des morts. Manille aux Philippines, Phnom Penh au Cambodge, Djouba au Soudan du Sud, Al Qarafa au Caire pour n’en citer que quelques uns dans le monde qui ont donné naissance à de véritables petites villes. Bien souvent confondues avec des bidonvilles, il ne faut pas se méprendre sur l’organisation, la répartition et la vie au sein de ces cimetières aménagés : l’ensemble est complexe et organisé bien que l’observateur extérieur n’y voit qu’un ensemble de tôle, de nattes et de réchauds qui ne lui inspirent qu’une vie similaire à un bidonville. D’ailleurs, la vie en cimetière est bien souvent préférée et favorisée par rapport à une vie en bidonville par ces personnes à la recherche d’un endroit pour vivre avec leur famille. Toutes les familles aimeraient pour autant – et comment ne pas le comprendre – pouvoir avoir un vrai espace de vie qui leur appartienne et ce, même lorsqu’elles sont implantées là depuis plusieurs décennies. Vivre dans les cimetières occasionne du stress aux habitants à l’avenir incertain.

Al-Qarafa, The City of the Dead (Egypt, 2009)
“On lutte pour survivre”
Al-Qarafa, The City of the Dead (Egypt, 2009)
“La seule difficulté est de survivre”

Bien que l’implantation de ces familles ne soit pas légale de partout, force est de constater que bien souvent ils ne sont pas délogés à l’étranger face à un manque cruel d’espace et d’accessibilité au logement. Très peu de réponses peuvent être apportées à leur problème. Ils deviennent alors des habitants tolérés tout en étant dramatiquement exclus de la société des vivants de par leur proximité avec les morts en plus de leur condition économique précaire. Pour certains, l’implantation en cimetière se fait en lien avec des problèmes économiques et d’urbanisation. Pour d’autres comme à Smor San au Cambodge, l’installation est une réponse à un autre problème : les habitants sont des réfugiés qui ont été victime d’un effondrement de terrain alors qu’ils vivaient à proximité d’une rivière. En Égypte, l’implantation remonte déjà à plusieurs décennies face à l’expansion du tissu urbain. Aux Philippines, des accords sont passés entre les familles et l’implantation sur la tombe d’un proche n’est pour autant pas interdite.

Organiser une vie avec les morts

Dans les cas d’installations de familles entières avec un réaménagement de l’espace autour des tombes comme des élévations ou l’installation directe en mausolée, on réalise que ces vivants vont en très grande partie adapter leur quotidien à cette vie en cimetière. Cette condition va également avoir un impact sur leurs relations extérieures puisqu’ils croiseront forcément des visiteurs. Une cohabitation qui peut être complexe entre ces vivants ostracisés qui vivent sur place et ceux qui viennent se recueillir. En écoutant, lisant et regardant les divers témoignages des habitants de ces cimetières aménagés, il y a un élément tout à fait marquant lié à la sécurité. En effet, pour nombre d’entre eux et ce dans plusieurs pays différents, l’aspect communautaire et par conséquent sécuritaire est un avantage non négligeable de cette vie en comparaison avec une vie dans la rue ou en bidonville.

Cette question de la sécurité revient également dans des récits de vie, auprès de gens marqués qui font le choix de vivre à proximité des morts car à leurs yeux, ils sont bien moins effrayants que les vivants. Une vie avec les morts qui interroge mais qui peut alors aisément se comprendre face à la violence du quotidien pour ceux qui n’ont pas de toit ou qui choisissent, puisque cela arrive parfois de façon volontaire, de loger avec les morts. Un choix sécuritaire et très symbolique.

Outre cet argument, celui de la vie en communauté permet d’assurer une surveillance des familles les unes envers les autres. Le discours autour de la méfiance des habitants envers les vivants se retrouve de façon systématique lorsqu’ils sont interrogés.

Drew Blinsky au cimetière de Makati aux Philippines.
“Quand les gens sont morts ils ne vous tuent pas.
Quand les gens sont vivants, ils vous tuent.”
Vivre avec les fantômes au Cambodge – Living with ghosts | The Cambodian cemetery where the living out number the dead
“Même si l’endroit est désordonné, l’endroit est vraiment sécurisé”
Témoignage de fossoyeurs aux Philippines – SBS Documentary
“Vous devriez avoir peur des vivants, pas des morts”.

Cette vie en cimetière s’accompagne également d’un fonctionnement économique qui va grandement varier en fonction des pratiques funéraires. Ces habitants font le choix, parfois contraint, de se spécialiser dans le travail autour des morts afin de trouver des solutions de survie. Face à de rares propositions de relocalisation, nombreuses personnes ne souhaitent pas partir puisque leur vie est maintenant construite autour de cette vie si particulière avec ces morts qui assurent des moyens de subsistance. Et dans les endroits liés à des croyances karmiques comme au Cambodge, la destruction des maisons des vivants et par conséquent le désordre en lien avec les morts serait un affront que chacun tente soigneusement d’éviter. Les considérations pratiques s’opposent alors aux considérations karmiques et permettent à ceux qui ont élu domicile de rester plus longtemps que prévu sur place.

Vivre dans les cimetières : Une économie autour de la mort

Les vivants qui cohabitent avec les morts vont bien souvent mettre à profit leur présence pour s’impliquer dans des tâches liées aux morts afin de pouvoir obtenir un maigre salaire pour subvenir à leurs besoins. Cette économie se développe bien souvent au sein du cimetière. Dans les pays ayant des traditions de dépôts votifs comme des fleurs ou encore des bougies, les habitants du cimetière proposent alors aux visiteurs d’acheter leurs productions.

L’élément le plus intéressant néanmoins est de voir que du Caire aux Philippines, les habitants deviennent des spécialistes du monde funéraire et travaillent comme porteurs lors des cérémonies et la plupart du temps pour des travaux de fossoyeur. Le travail d’exhumation est très important. Par exemple aux Philippines qui possède une population majoritairement chrétienne, les corps sont alors inhumés. Faute d’espace ou lorsqu’une concession n’est pas renouvelée, une exhumation est nécessaire pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Ce travail difficile (et ce même chez nous), permet aux habitants du cimetière de travailler une fois qu’ils sont en âge de le faire car ces tâches sont physiquement et psychologiquement éprouvantes. En effet, la proximité avec les ossements et les conditions climatiques font que la plupart des fossoyeurs in situ s’habituent à leur travail car ils n’ont pas la possibilité d’envisager un autre métier.

Pour autant, les enfants travaillent également. Même si le temps des jeux est présent entre les tombes d’où surgissent des rires et des bruits de petits pas, ces derniers vont aider leur famille en offrant leurs services en nettoyage de tombes.

En termes de taxes, aux Philippines par exemple les habitants vont payer uniquement l’accès à l’eau et à l’électricité. Au Caire,la situation à Al Qarafa tend à devenir de plus en plus onéreuse puisque la location est payante. Ainsi, même la vie en cimetière est sujette à l’inflation en termes immobiliers.

Voir les morts en rêve : le quotidien de ces habitants.

On peut bien entendu se poser la question de l’impact psychologique lié à la vie avec les morts dans un endroit qui n’est pas voué aux vivants. L’un des éléments les plus récurrents est la vision des morts en rêve par les habitants. La vie avec les morts n’est pas dénuée de peur ou de crainte même pour ceux qui sont installés depuis des années dans les cimetières. Et ces visions en rêve se retrouvent très bien chez des habitants musulmans en Egypte que chez des habitants bouddhistes ou chrétiens/catholiques en Asie. En lien direct avec des peurs et des croyances, ce fait est pourtant récurrent pour ceux qui se sentent parfois coupables de vivre avec ceux qui n’ont pas donné leur permission pour avoir des voisins : les morts.

Vivre avec les fantômes – Living with ghosts | The Cambodian cemetery where the living outnumber the dead
“Nous avions peur de voir quelque chose dans nos rêves.”
Fossoyeur et habitant du cimetière, Maldred Versoya Mayer parle de son travail
lorsqu’il exhume des dépouilles. – Vice

“J’avais l’habitude de rêver d’eux.”

La proximité avec les morts occasionne bien souvent chez les enfants mais également chez les nouveaux arrivants des peurs ou encore des cauchemars. Mais la relation aux morts dépend également du rapport avec ces derniers. Dans les cas d’installation à proximité de la tombe d’un proche, il y a quelque chose de rassurant souvent dans le discours des familles. Et bien que les morts soient pour eux moins dangereux que les vivants, l’inconfort de cette situation en lien avec les disparus est toujours dans un petit coin de leur tête. Ainsi, ils se protègent : prières, installation de portes physiques, port d’amulettes ou de symbole religieux, chacun a sa méthode.

Chasing away the dead: Cambodia’s urban poor revive cemetery | AFP
“Les fantômes sont comme nos voisins, ils ne nous font rien”

Le cas cambodgien est à noter puisque le cimetière, Samor San est majoritairement peuplé par des tombes vietnamiennes en inhumation tandis que dans le pays, on envisage davantage la pratique de la crémation. Je vous parlais des croyances au Cambodge autour des morts dans cet article écrit il y a quelques années. Du fait que les corps ne soient pas crématisés, la croyance est alors très présente de l’errance des morts au quotidien.

Un autre regard.

Comme je le mentionne toujours dans Funèbre ! le rapport à ces cimetières aménagés est très variable puisqu’ils attirent beaucoup les étrangers qui voient en eux un moyen de découvrir quelque chose d’insolite. Pourtant, comme je l’explicite régulièrement, la misère n’est pas touristique.

Les entretiens de terrain avec les habitants en revanche sont des sources très précieuses pour conduire un travail anthropologique, pour comprendre davantage la position de ces derniers et surtout pour donner la parole à des gens bien souvent exclus. Le recours aux enregistrement vidéo en plus des écoutes et des écrits est essentiel pour immortaliser la prise de parole sans pour autant en faire un spectacle de mauvais goût. Il est important, dans le cadre d’un intérêt pour ces chemins de vie souvent complexes d’apporter un soin tout particulier à la parole des concernés. Alors que l’étranger verra en plus de cet aspect sanitaire qui peut le rebuter un terrible affront de l’usage de l’espace des morts, il lui faudra alors faire tout le travail intérieur du monde pour accepter et comprendre l’altérité. Un travail qui peut grandement s’opposer à son propre socle de pensée. En abordant les aspects économiques, de croyance, d’organisation sociale et d’évolution au sein de ces cimetières, on ne s’intéresse alors pas uniquement à “ceux qui vivent dans les cimetières” mais bien à des personnes dont le discours a une importance capitale pour comprendre la relation entre les vivants et les morts. Ainsi, vivre avec les morts n’est pas majoritairement issu d’un choix et chacun doit garder en tête que cela est le résultat d’un grand problème d’accès au logement et de moyens de subsistance.

Juliette Cazes

Sources :

  • Funèbre ! Tour du monde des rites qui mènent vers l’autre monde, Cazes Juliette 2020
  • Lapatha, Joyce & Zyra, Marie & Largo, & Fe, Laurice & Lawas, & Malagar, Abigail & Un, James Louies & Un, B & Inocian, Reynaldo & Leslie, Rebecca & Cabras, J. (2019). Living with the Dead: A Qualitative Study on the Social Well-being of Filipino Families Living in Cemeteries in Cebu City. Asia Pacific Journal of Multidisciplinary Research. 7. 94-104.
  • https://www.elliberal.com.ar/noticia/137936/historia-hombre-vive-entre-muertos-solo-teme-vivos
  • https://www.leparisien.fr/international/iran-des-sdf-dormant-dans-des-tombes-provoquent-un-emoi-national-28-12-2016-6502362.php
  • https://www.theguardian.com/global-development/2017/oct/30/south-sudan-homeless-ghosts-of-juba-secret-shantytown-st-marys-cemetery
  • https://www.elliberal.com.ar/noticia/mundo/582648/video-camioneta-embistio-desfile-navideno-ee-uu-mato-cinco-personas?utm_campaign=ScrollInfinitoDesktop&utm_medium=scroll&utm_source=nota
  • https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/2019AbICA…1….6A/abstract
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