Nécrotourisme, Dark tourism, du bon sentiment au voyeurisme ?

En cette période propice aux vacances et aux visites pour les plus chanceux, je propose ce billet qui fait cogiter ma petite tête depuis quelques temps. On va s’intéresser à ce que l’on appelle le nécrotourisme et le Dark tourism (ou tourisme sombre) dans cet article.

Ce sujet m’intéresse pour deux raisons : La première est que je travaille moi même dans un cadre où je dois avoir un recul et une reflexion permanante sur le tourisme, son évolution et ses impacts et la seconde est parce que moi aussi j’aime visiter des cimetières et des ossuaires. Sans pour autant me considérer dans une démarche de dark tourism.

Pour débuter, je vais définir ces deux catégories de tourisme un peu particulier mais pour lesquels les différences sont grandes.  Je vais essayer de compléter cet article avec des photos personnelles également.

Le nécrotourisme

nécrotourisme
Exemple de nécrotourisme, croiser la tombe d’une personne connue, ici Paul Bocuse.

Selon plusieurs définitions, le nécrotourisme se traduit par la visite de lieux  en lien avec la mort, mais en France j’ai remarqué que le terme englobe plus les visites de cimetières (accompagnées ou non) dans l’idée de découvrir un patrimoine différent et souvent une biodiversité intéressante dans les cimetières qui permettent son développement (Cimetière de Loyasse à Lyon, ou encore dans de nombreux cimetières parisiens.)
La ville de Paris a en particulier créé le Printemps des cimetières. 

Ce type d’initiatives permettent aux habitants et voyageurs de découvrir un aspect de la ville sous un autre angle et pas des moindre puisque les cimetières sont des petites bulles de verdure et de calme dans le paysage urbain. Qu’à cela ne tienne, ce genre de visites se font également à l’étranger (Écosse, Guatemala entre autres) car chaque culture et chaque pays possède sa propre manière d’enterrer et de célébrer les défunts. Mais le nécrotourisme est une activité qui se pratique également sans être accompagné et qui reste toujours intéressantes pour les personnes qui y trouvent un intérêt. Car oui, tout le monde n’est pas forcément à l’aise avec ce type d’endroits.

En revanche c’est là qu’intervient les propos de  Dr Philippe Stone, directeur de l’Institut de recherche sur le nécrotourisme, qui a déclaré que “ces lieux de tragédie et de souffrance permettaient aux touristes de ressentir une forme d’empathie pour les victimes avant de rejoindre leur petit nid douillet”. — (« Le Nécrotourisme décrypté », lalibre.be, 26 juin 2012) Sur ce point je ne suis pas forcément d’accord sur la définition puisqu’en analysant le Dark Tourism ci-dessous on observe de grosses différences.

Le Dark Tourism.

Le Dark tourism est considéré comme ceci : “implique toute forme de prestation comprenant la visite de lieux associés à la mort, à la souffrance, à la peine et à la destruction.Fabrice Folio.

L’appellation daterait de 1996 suite à des études de marketing et de tourisme autour des lieux d’assassinat de John Fitzgerald Kennedy.

Ce type de “tourisme” n’est pas nouveau puisqu’il existe déjà depuis bien longtemps avec la visite lieux où se sont passées des choses terribles dans l’Histoire. Ce qui me chagrine c’est l’aspect marketing attribué  à ce qu’il est coutume d’appeler des lieux de mémoire ou du tourisme mémoriel. The institute for dark tourism researches explique qu’à leur sens, l’époque des combats de gladiateurs étaient une forme de dark tourism, les exécutions publiques et les tours de morgue au XIXe siècle. Je vous laisse vous faire votre idée sur les exemples que je viens de citer..
Autre écrit intéressant pour compléter.

Sur le site dark-tourism.com, on a là un exemple fabuleux de l’association du mot “weird” (bizarre en anglais) avec à côté de grands noms de lieux où se sont produits des catastrophes humaines ou naturelles. On retrouve dedans également une délicieuse recette expliquant qu’est-ce qu’un dark tourist et qu’est-ce qui ne l’est pas. La classification dans un milieu aussi anticonformiste est donc de rigueur.

En plus comme si ça ne suffisait pas on met à votre disposition un “darkometer” afin de savoir si vous allez voir quelque chose de vraiment dark ou non. Attention votre potentiel dark va monter en flèche ou alors tomber comme un soufflé (ou comme le ventre de quelqu’un en état de décomposition, au choix.)

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En 2014, Lonely planet, le guide de tous les backpackers en tongs et des voyageurs plus classiques, prenait en compte une forme de Darkometer. En classant par ordre de couleur en partant de “opaque” à “très dark”. Fifty shades of dark du tourisme. En réalité ce contenu me dérange clairement.  Vous verrez pourquoi l’aspect du Dark Tourism et son marketing gore me déplait fortement.

Attention, ici je critique l’intention, j’ai conscience que le travail du monsieur qui tient le site est énorme malgré cela. A contrario je comprends que cela se visite mais tout est une question d’intention (intérêt historique ou intérêt malsain et voyeur). Mais il est important que j’en parle pour que vous voyiez bien ce que ce type de classification induisent.

On retrouve dans les échelons des sites mêlant lieu de mémoire pour des évènements militaires ou des crimes de masse, des lieux de catastrophes volcaniques, des monuments d’époques diverses (communistes en URSS par exemple), des lieux d’attentats, des musées d’anatomie. Un grand mélange des genres. Le Dark touriste doit avoir un sacré budget si il veut vivre sa passion ! La classification de sites comme cela est fait est à mon avis une grande erreur dans le sens où l’on ne classifie pas la misère et le malheur humain. Les listes en général, bien qu’indicatives, sont également à mon sens un bel objet de compétition entre voyageurs affectionnant ce type de tourisme.

Je m’explique, entre deux dark touristes, est-ce qu’ils vont parler en échelon ?
“Moi j’ai vu ça échelon 8 et c’était bien choquant, et toi ?
-Oh bah moi échelon 9, j’ai hâte de voir l’échelon 10 parce que le 1 je m’en fous”. Si vous me suivez, je pense que cela peut nuire à l’idée de ce que la visite d’un lieu de catastrophe ou lié à la mort doit produire. Le recueillement et l’humilité. Pas la course à celui qui aura vu le plus de choses considérées comme “dark”. D’ailleurs à ce compte là, je pense que tous les gens dans leur vie ont effectué du “Dark tourism” sans forcément savoir qu’il s’agissait de cela.

Immortaliser les stigmates d'un conflit est-il du dark tourism ?
Immortaliser les stigmates d’une guerre, est-ce du dark tourism ?
Cela n’est pas dark à mon sens mais prendre conscience d’une réalité politique et historique d’un endroit. Chypre, la ligne verte à Nicosie.

Éthique, voyeurisme et mémoire?

La question éthique est donc importante dans ces cas. Car visiter certains sites de catastrophes engendre également un bagage de connaissances culturelles et historiques propre à chacun. L’idée de ces classifications déshumanise à mon sens la fonction première des lieux de mémoire. C’est ainsi que certains qui sont éloignés géographiquement, culturellement et émotionnellement d’un lieu de catastrophe peuvent oublier qu’il ne s’agit pas d’attractions. Que ces évènements ont été de réels chocs pour les locaux et synonyme de grande souffrance pour certains et qu’il faut garder cela en tête en visitant ces lieux. Attention, tous les dark touristes ne sont pas des personnes sans éthique, je parle principalement des dérives qui peuvent exister et qui souvent sont liées à des poignées de personnes. Mais c’est en général ceux qui font des choses mauvaises qui sont retenus et pas ceux qui font les choses bien.

C’est ainsi que beaucoup de faits divers sur des sites de mémoires sont comptabilisés chaque années (allant du selfie à la dégradation ou encore aux photos non autorisées et choquantes). Je me pose surtout la question de savoir jusqu’où cela va aller ? Même si ces actions ne sont pas faites par des gens se retrouvant dans le mouvement du dark tourism mais concernant des visiteurs classiques, est-ce que rendre les lieux de mémoire distrayant n’aiderait justement pas à l’indifférence?

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Un tourisme de mémoire qui peut être vite oublié 17 ans après le 11 Septembre 2001, ground zero classé au darkmeter Express.co.uk

Demain, est-ce qu’un nouvel échelon sera créé, l’échelon ultime de la catastrophe en direct live avec photos des personnes mortes sur place ? D’ailleurs, les journaux se délectent de ces photos (et de nombreux lecteurs malheureusement) comme lors du tsunami de 2004 avec un dossier spécial dans le Paris Match ou encore dans le même journal la petite Omayra Sanchez qui était en train de mourir coincée dans la boue résultant de l’éruption du Nevado Del Ruiz en Colombie. Bien sur, l’argument principal de ce type de publications est le devoir de prévention et de mémoire… Je trouve que ce genre de choses se rapprochent de l’idée de débordement que peut avoir un dark tourism trop poussé et dénué de tout aspect humain.

Les catastrophes humaines ne peuvent être sujettes à marchandisation. Elles sont sensées être un point de départ sur une réflexion autour des enjeux historiques qui ont pu mener à cela, ou bien aux efforts qui ont été faits suite à une catastrophe naturelle pour prévenir des risques. En aucun cas ces endroits ne doivent avoir une valeur marketing. Les visiter pour en tirer des ouvrages, articles, vidéos instructives qui contribuent à la mémoire et donc s’inscrivent dans le devoir de mémoire que beaucoup de lieux souhaitent inculquer aux visiteurs, oui. Mais être uniquement une course à celui ou celle qui en a vu le plus et qui exploitent ces lieux pour leur donner une image dénuée de conscience face à ce qu’ils représentent, cela est ma plus grosse crainte en voyant les dérives que ce tourisme peut mener et qui concerne déjà de nombreux touristes plus classiques, qui, sans s’en rendre compte peuvent porter atteinte à la mémoire des autres.

Comment le Dark Tourism pourrait alors être positif ?

Philip Stone de “Institute for dark tourism researches” explique bien que le dark tourism ne concerne pas toutes les morts mais quelques types de morts. Lui même n’apprécie pas forcément ces endroits mais il en est un des spécialistes. Il souhaite que justement des solutions soient trouvées pour mélanger éthique, mémoire et les lieux concernés. Les agences organisant des voyages sur cette thématique sont actrices d’enjeux économiques résultant de l’achat de ces séjours par des voyageurs. L’idée serait que si ces entreprises venaient à se développer, qu’elle participent par quelques moyens financiers à aider les populations concernées lors de drames récents. Cela ne compense évidemment pas l’aspect voyeur de ces séjours mais permet d’avoir tout de même un aspect positif moindre pour les personnes concernées par des drames dans lesquels on vient les observer…

Si demain je venais à visiter des sites qui sont qualifiés comme Dark tourism, mais qui à mon sens sont des lieux importants à découvrir si on se rend dans la région où ils se trouvent : Camp de concentration, Tchernobyl, lieu d’éruption volcanique, j’aurai beaucoup de mal à classer ces lieux dans la rubrique “voyage” ou “mortuaire” de mon site, car j’ai plutôt le sentiment via Le Bizarreum d’axer sur le necrotourisme et non vers le dark tourism car les catastrophes et morts de masse ne sont pas dans mes priorités en terme d’intérêt..

Qu’en pensez-vous ? Vous avez eu le courage de tout lire, n’hésitez pas à me répondre si vous avez un avis sur la question. 🙂

A bientôt,

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9 commentaires

  1. C’est un sujet qui m’a toujours intrigué la dark tourism et je suis d’accord avec toi dans ce que tu dis. Il y a un effet voyeur assez néfaste mais en même temps je comprends, la mort fascine comme elle terrifie.

  2. Article très intéressant. Je ne connaissais pas cet aspect du dark tourism avec les échelons et tout. De mon côté, j’avoue apprécier les cimetières. Les vieux (parce que les tous propres, tous brillants, tous bien alignés, sont moins fascinants à mon goût). Quand j’étais à Paris, le Père Lachaise non loin de chez moi était une bulle d’air et j’adorais me perdre dans ses allées, loin des tombes célèbres et prises d’assaut par les touristes. De même, à Edimbourg, j’ai adoré Greyfriars Kirkyard, à tel point que j’y suis retournée tous les jours. Ce genre de vieux cimetières est chargé d’histoires, de légendes… et de calme. Et c’est pour cela que je m’y sens bien. En revanche, les lieux de guerre, les camps de concentration… visiter tout ça (s’y prendre en photo !) m’interroge davantage. Tout comme les photos que tu mentionnes que je trouve relever principalement du voyeurisme.

    1. Merci pour le commentaire 🙂 En effet c’est un peu ce que j’essayais d’expliquer avec l’intérêt pour le Dark Tourism qui se développe à la TV également et que j’ai du mal à intégrer comme quelque chose de “marketing” ^^

  3. Si je devais poser des mots sur mon ressenti, tout ce qui se clame “dark” à grand renfort d’échelle et de comparaison me dérange +++ parce que j’ai l’impression d’y voir la facette pervertie de notre mémoire collective. Le tourisme mémoriel existe et de nombreux musées, guides et autres dispositifs sont là pour expliquer les choses, essayer de faire comprendre non seulement les souffrances (certains vont même jusqu’à des simulacres discutables d’immersion) mais le contexte.

    J’adhère donc totalement à l’idée que la course au site le plus “dark” et leur classement sensationnalistes, ne sont pas des choses qui me paraissent malsain et à terme plutôt mauvais pour l’humanité.

    Visiter des centres de tortures d’il y a moins de 50 ans avec photos et remises en contexte très explicite et voir des jeunes adultes se marrer la moitié du temps et faire des selfies devant les chaînes sous l’image d’un type hurlant de douleur ça vaccine.

  4. J’arrive ici car je lis surtout tes partages sur twitter. Et je découvre autant le terme Dark Tourism que nécrotourisme (et je me demande s’il n’y avait pas une pudeur mal placée de la part de mes profs pendant mes études en tourisme pour n’avoir jamais rien vu de plus que le tourisme de mémoire).
    J’ai moi-même visité des lieux qui rentreraient dans les deux catégories, même si dans les cimetières, j’aime la nature et les statues.
    Pour le Dark Tourism, j’avoue être dépassée par le concept alors même que j’en ai été témoin. A Phnom Penh, je ne voulais pas particulièrement visité de lieux présentés “de mémoire” autour du génocide des Khmer Rouge. Et puis j’ai lu un article présentant le lycée-prison S-21 et insistant sur l’action d’une université dans l’ouverture du lieu pour en fait en centre de compréhension de cette période historique. Je ne suis pas entrée dans les salles reconstituées (où la torture se déroulait) principalement car j’étais mal à l’aise. Des personnes ont souffert là, ce n’est pas respecter leur mémoire que de prendre en photo le lit/la chaise qui a servi à leur supplice. Et j’ai donc passé surtout du temps à l’étage à lire les explications, regarder les expositions en place. Et autant le rez-de-chaussée – reconstitution était bondée, autant l’étage était désertée.
    Bref je m’égare et te raconte ma vie, mais ton article m’aide à comprendre cette différence d’intérêt, à comprendre qu’il y a un intérêt pour ça, tout simplement.
    Par contre ton petit dialogue, sur les échelons du dark tourism est extrêmement réaliste. Je voyage en famille et régulièrement il y a des échanges à base de “si ton fils a déjà visité tel camp, alors les killing fields au Cambodge ça devrait aller”. Il n’y a jamais des réponses à base “si ton fils a déjà étudié la 2e GM en histoire, alors cette visite complétera ce qu’il connaît”.

    1. Merci pour ce commentaire ! Je comprends le point de vue pour Siem Reap, je me pose les mêmes questions en envisageant d’y aller justement… Mais non clairement les photos des salles je ne vois pas l’intérêt

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